LA BIONDINA IN GONDOLETA
Marina Querini Benzon
Une noble dame à Venise entre 18ème et 19ème siècles.
(traduction de quelques extraits d’un livre écrit, en italien, par Tiziano Rizzo)
Introduction
La famille Quérini
Les fêtes
Fin de la poésie
Les salons
Le chevalier servant
Marina se prostitue ?
Le luxe à Venise
La réponse de Marina
Byron Venise et Marina
Mort de Marina-Conclusion
Le Grand Canal : la plus belle avenue du monde. On ne se fatigue de le répéter depuis le Moyen Age pour la simple et bonne raison que c'est la vérité.
Le Grand Canal où s'expriment le contraste et l'unité, l'alliance et l'opposition des éléments fondamentaux de la vie de Venise : l'eau sillonnée par les vaporetti, les gondoles, les barques, les motoscafi et dans laquelle se reflètent les édifices ; la terre dans laquelle sont enfoncés les pilotis qui constituent les fondations de ces édifices. L'élément liquide, fluctuant, précaire dans lequel on se déplace : le Grand Canal, les rii (canaux plus petits). L'élément stable, la terre sur lequel on construit les maisons, les boutiques, les églises, les bureaux.
Cité d'antinomie, Venise, île et archipel, cité intime et secrète mais aussi cité fastueuse et résonnante; aristocratie et gens du peuple; double dans sa manière de séduire, par ses mystères et par sa clarté, par l'ombre de ses "calli" et par l'apparition subite de la lumière d'un de ses campi; double, au temps de sa grandeur, cette "unique demeure de la liberté" comme le disait Pétrarque, mais aussi dominatrice et conquérante.
Et les vénitiens ? et les vénitiennes ? Subissant l'influence de l'environnement, eux aussi seraient-ils ambigus, un peu infidèles, courtois dans leur façon de vous accueillir, comme leur ville, mais très difficilement déchiffrables, tout comme il est difficile de s'y retrouver si l'on franchit quelques ruelles secrètes ? Aimables, on pourrait dire presque mielleux, comme leur dialecte. Mais vous est-il déjà arrivé d'assister à une vraie querelle entre deux vénitiens, ou pire entre deux vénitiennes ? Quelle impudence dans les paroles, quelle bassesse, quelle vulgarité : des imprécations à réveiller les morts. Le langage est lui aussi donc double.
Mais les habitants de cette merveilleuse ville savent être aussi généreux, désinvoltes, bizarres, et en conclusion, possèdent ces cent qualités, qui mélangées à leurs défauts, les rendent différents des autres. Avec quelques traits distinctifs, comme celui d'apparaître et de ne vouloir être, la fluidité du comportement, le savoir se faire entendre, en somme tout l'humus dans lequel put s'épanouir la célèbre école diplomatique vénitienne.
En recherchant dans le dépêches envoyées à Venise par ses ambassadeurs, nous trouvons de nombreux exemples de "nécessaires prudences et précautions". On trouve dans l'éloquence des ambassadeurs confirmation du proverbe selon lequel : "une parole suffit pour dire la vérité, mais combien en faut-il pour dire un mensonge" ou encore "un couillon suffit pour dire la vérité mais il faut un rusé pour dire un mensonge".
Nous examinerons un exemple pertinent, qui engage cependant beaucoup moins que les dépêches diplomatiques. Il s'agit d’une poésie, écrite il y a plus de deux siècles par Anton Maria Lamberti, prince des poètes vénitiens du 18ème siècle. Poésie devenue célèbre dans le monde entier, parce que mise en musique par Johan Simon Mayr, très célèbre à l'époque.
Elle s'intitule "La gondoleta" et commence ainsi :
L'autre soir, la petite blondinette
Sur ma gondole, j’ai emmené
De plaisir, d’un seul coup
La pauverette s'est endormie
Est-il vraisemblable qu’une jeune et belle femme accepte l'invitation d'un soupirant, monte en gondole pour une promenade et s'endorme tout d'un trait. Non pas vaincue par le sommeil mais par le de plaisir. Voilà le premier mensonge. Nous ne chercherons pas à savoir s'il s'agit d'un mensonge typiquement vénitien ou s'il était d'un genre commun aussi en dehors de la lagune. Le fait est qu'il était sorti de la bouche d'un vénitien à Venise. Le poète soupirant, qui se retrouve avec la tête blonde de la jeune fille sur le bras, les yeux fermés, ment de manière effrontée en attribuant cet assoupissement soudain au seul plaisir d'être en sa compagnie, plutôt qu'à l'ennui.
Là, sur mon bras, elle dormait
De temps en temps se réveillait
Mais la barque qui la berçait
Bien vite la rendormait
Remarquons que nos deux jeunes gens ne sont certainement pas seuls. Un gondolier se tient à la poupe, sans doute un fidèle serviteur, et cela pour deux raisons évidentes : le poète est un gentilhomme et doit utiliser les services du gondolier de la maison ; par ailleurs si l'on admet que la blondinette appuie sa tête sur le bras de son soupirant, celui-ci ne peut pas ramer lui-même.
Il arrive alors l'inévitable : le poète s'impatiente et réveille la jeune fille. Et elle? elle se rendort. De temps en temps, il hasarde un nouveau mouvement, et elle, imperturbable repasse des bras du poète aux bras de Morphée. A la demande qui logiquement se pose, de savoir ce qui pousse la belle à se rendormir, le poète répond par un second mensonge : c'est la faute de la barque, il n'y a aucun doute.
Mais la question est la suivante : la blondinette dormait-elle ou faisait-elle semblant de dormir? Sommeil, assoupissement, veille, léthargie, somnolence.
On pourrait longtemps disserter sur les motivations profondes d'une action feinte en général, et de celle-ci en particulier, faisant appel à des psychologues, psychanalystes, psychiatres, confesseurs, sociologues et autres. Mais, disons le avec franchise, peu nous importe les résultats des enquêtes de ces honorables spécialistes. Nous préférons suivre une voie qui sera plus longue et plus tortueuse, mais ô combien plus passionnante, en commençant par nous demander si la Biondina est l'aimable fruit de l'imagination du poète ou si elle a véritablement été une femme de chair et d'os
Tout le monde le sait qu'Antonio Lamberti écrivit La Gondoleta pour la très vénitienne comtesse Marina Querini Benzon, épouse d'un riche patricien. Comme preuve de la célébrité de la famille Benzon, un palais sur le Grand Canal dont les pierres semblent des apparitions au dessus de l'eau, "demeure qui fait penser à un lieu créé par la nature, une nature qui aurait créé ses œuvres avec l'imagination d'un humain", comme l'écrira Proust.
En cherchant à mieux connaître la noble dame, on réussira vraisemblablement à savoir si elle était portée à l'ambiguïté, au double jeu, comme son incomparable cité. Et au cas où nous la découvririons fausse, si elle appartenait à la race des menteurs, auxquels d'instinct, on n'accorde pas crédit ou à celle plus sournoise des menteurs que l'on est porté à croire.
Marina Chiara naquit le 18 juillet 1757 à Corfou. Sur cette accueillante île de la mer Ionienne, à peu de distance de la Grèce et de l'Albanie, son père, Pietro Antonio Querini , occupait une importante charge militaire. Corfou n'avait pas été conquise militairement. Venise connaissait l'art de la séduction diplomatique, argumentait sur de réciproques avantages économiques et usait de menaces voilées : une complexe opération politique couronnée par un acte de soumission appelé "dédition". Corfou fut acquise au domaine de la Sérenissime en 1386. Les habitants de l'île se déclarèrent contents de perdre leur autonomie et Venise fit de l'île une de ses plus importantes bases navales, la défendit contre les assauts des turcs et y construisit dans la seconde moitié du 16ème siècle deux imposantes fortifications et une vaste place d'armes, la fameuse "Spianata".
Les Querini avaient leurs racines dans l'île. Un des plus illustres personnages de la lignée, Angelo Maria, vécut entre le 17ème et le 18ème siècle et fut archevêque de Corfou. Mais à cette époque, il n'était pas obligatoire de rejoindre le siège de l'épiscopat et, de fait, il semble qu'Angelo Maria ne prit jamais le bateau pour Corfou et attendit d'être nommé à un poste plus confortable. Il n'hésita pas une minute à accepter quand il fut nommé archevêque de Brescia. Quelque temps plus tard, il s'empressa de rejoindre Rome où il fut nommé cardinal et bibliothécaire du Vatican. Un autre Querini, Gerolamo était Inspecteur Général de l'île quand naquit Marina.
Grande souche que celle des Querini même si certains généalogistes trop imaginatifs, pour les flatter, en font remonter les origines à l'époque romaine. Même fantaisie quand on prétend que Maurizio et Giovanni Galbaio , doges du 18ème siècle appartiennent à la famille Querini. Aucun doge dans l'arbre de la maison. Mais une dogaresse certaine et une autre incertaine. L'incertaine se nommait Agneta et fut l'épouse de Marino Zorzi, doge pour un an entre 1311 et 1312. Son nom de famille était probablement Querini , affirment quelques vieux chroniqueurs. Probablement ! Essayons d'y regarder de plus près. Peu de mois avant l'élection du doge Zorzi, les Querini étaient impliqués dans une affaire louche, le complot mené par Bajamonte Tiepolo contre le doge, complot initié par son beau frère Marco Querini, qui fut tué dans l'émeute. Un autre Querini, Zuane, fut exilé dans la petite île de Stampalia, en mer Egée. Elire doge à ce moment, un homme marié avec une Querini semble donc assez invraisemblable. Agneta, si elle ne réussit pas à se donner un nom, se contenta de son beau prénom.
Dogaresse et dogaresse de grande renommée et de grande autorité fut Elizabeth Querini, mariée très jeune, en 1649, à Silvestro Valier, jeune homme de 19 ans, dont les dons se manifestaient surtout dans les jeux et la fanfaronnade. On dit qu'il rodait toujours avec un jeu de cartes, prêt à parier et à garder le sourire en cas de perte. Son attitude à accepter avec courtoisie les coups du destin en fit un bon diplomate et quand le doge Francesco Morosini mourut en 1694, il fut élu doge. Il ne se distinguait pas par "d'exceptionnels talents et vrais mérites" mais cependant il était "très décoratif". Ainsi va le monde. Les revenus du "bon paraître" sont toujours considérables. Silvestro Valier l'avait déjà testé, quand ayant été envoyé porter les compliments du Sénat à l'Infante d'Espagne, Marguerite, de passage dans les états vénitiens pour se marier avec l'empereur Leopold I, il se présenta à elle, bel homme qu'il était, dans un élégant habit noir à la doublure dorée et garnie de diamants. La princesse en fut plus qu'enchantée et lui fit parvenir sur le champ le titre de cavalier accompagné d'un très beau bijou.
Quand il devint doge, faisant fi d'une récente loi qui interdisait le couronnement de la dogaresse (les décrets limitant l'étalage de luxe et le gaspillage se multiplièrent à la fin de la République, mais il semble que seuls les pauvres les respectaient), il organisa une fastueuse cérémonie à laquelle prit part toute la ville. Elizabeth Querini "vêtue d'une veste d'or, ornée de zibeline, avec un voile blanc et la corne ducale parée de bijoux sur la tête, un collier avec des croix en diamants descendant sur le sein, assise sur le trône, entourée d'un grand nombre de gentilshommes, recevait les conseillers, les procurateurs, les sages". Suivit une grande fête, avec lancer de monnaie au peuple sur la place. La salle du banquet fut préparée avec grand apparat, musique, ballet, libation et brindisi à la santé du Magistrat aux Pompes, dont le rôle était pourtant de veiller aux excès.
Les Querini furent gens de mer, ecclésiastiques, hommes de lettres : il serait trop long de les mentionner tous. Mais au moins, pouvons nous donner le nom de quelques uns parmi les plus célèbres, en hommage à la blonde Marina. Leonardo vécut au 13ème siècle et fut un capitaine naval invaincu. Pietro fut un navigateur téméraire : en 1431, il accomplit un voyage jusqu'au nord de la Norvège, puis progressant dans la mer du Nord il alla au delà de l'Ecosse. L'amiral Marco Querini se distingua dans la lutte contre les pirates de l'Adriatique et contribua efficacement à la victoire de Lépante, le 7 octobre 1571. Sans vocation maritime, Alvise, homme de lettres et juriste, respecta la tradition familiale en écrivant, vers le milieu du 17ème siècle, un poème en l'honneur de Christophe Colomb, intitulé "l'Amiral des Indes". Enfin Antonio fut au 17ème siècle un susceptible et fin homme de lettres, sénateur, conseiller de la République durant les périodes difficiles avec le pape Paul V.
Une grande et belle famille que celle des Querini. Mais aussi celle de la mère de Marina, . Matilde Da Ponte, qui pouvait se vanter d'avoir des ascendants illustres. Il y avait rien moins qu'un doge dans son arbre généalogique, certes non présenté dans l'histoire ni comme un grand prince, ni comme un fin politique, ni comme un diplomate rusé, mais enfin doge tout de même. La famille ne brillait pas par ses glorieuses origines, ayant été élevée au rang du patriciat en 1279 par le Conseil Majeur : noblesse récente donc et d'ailleurs perdue, on ne sait comment, peu de temps après avoir été conquise, puis confirmée à nouveau en 1406, on ne sait pour quels nouveaux mérites. Enfin c'est un fait qu'en 1578 Nicolo Da Ponte fut élu doge, élection disputée puisqu'il fallut plus de 40 tours de scrutin avant de s'accorder sur son nom, nombreux et réels étant les motifs faisant hésiter. Outre un piètre titre de noblesse, Nicolo apportait en dot une fâcheuse renommée d'enrichissement (il était né pauvre parce que son grand père avait tout perdu dans le naufrage de son navire) et l'on murmurait que sa richesse résultait de trafics louches. En particulier on l'accusait de pratiquer l'usure. Ceci explique pourquoi Alessandro Gritti, lui aussi candidat au siège ducal éclata ainsi en plein conclave : "Ca ne me paraît pas juste de faire doge quelqu'un issu d'une maison de merde!" Qu'il appartienne à une famille si vile était l'opinion d'un concurrent. Qu'il fut un peu trop vieux, 87 ans quand il coiffa la corne ducale, se vérifia bien vite. Il prit l'habitude manquant pour le moins de dignité de s'endormir pendant les séances que sa charge lui imposait de présider. Il fallut pour empêcher de malencontreuses chutes installer autour de son siège des appuis enveloppés de velours.
La belle Marina aurait-elle hérité de ce lointain aïeul son penchant pour le sommeil ?
Par un beau matin d'octobre 1777, exactement le 7, dans l'église palladienne de San Giorgio Maggiore, Marina prend pour époux Pietro Giovanni Benzon, vingt ans, lui aussi d'origine noble même si pas vraiment vénitienne. Sa famille était originaire de Crema, cité que, selon la tradition, les Benzon avait fondé au 10ème siècle. L'histoire établit pour certain qu'en 1403, les frères Bartolomeo et Poalo Benzoni, profitant des désordres qui avaient éclaté dans l'état milanais à la mort de Gian Galeazzo Visconti, s'emparèrent de Crema, et devinrent les despotes de la cité. Leur successeur fut leur cousin , le comte Giorgio, obligé de se réfugier à Venise en 1426 pour avoir eu avec les Visconti des démêlés irréparables (ils s'accusaient réciproquement d'avoir des visées expansionnistes et peut-être avaient-ils tous les deux raison). Les Benzoni se mirent au service de la Sérénissime, dont il appartenait déjà au patriciat, par la concession du doge Michele Steno depuis une vingtaine d'années. Voici donc comment les Benzoni de Crema devinrent les vénitiens Benzon et peu à peu s'apparentèrent avec la meilleure noblesse de la lagune. Au 18ème siècle, nous les trouvons dans un palais donnant sur le Grand Canal qui porte encore leur nom, ainsi que la "calle" qui y conduit à quelques pas de San Benedetto. Partant du Rialto vers San Marco, le palais Benzon se trouve sur la rive gauche du Grand Canal, cinq édifices au delà de l'imposant palais Grimani. Mais contrairement à celui-ci, "sa façade n'offre pas de spectaculaires contrastes d'ombres et de lumières avec sa riche dentelle de pierres ; c'est cependant une demeure patricienne qui impose le respect ; la disposition des fenêtres est toute vénitienne." Il fut reconstruit dans la première partie du 18ème siècle, pour le rendre plus fonctionnel. "Cependant, avec de tels moyens, on aurait pu faire mieux encore", disaient autour certains jamais contents.
A observer la somptueuse galerie qui donne sur le Grand Canal, le palais Benzon est le reflet des goûts de Pietro, le maître de maison et l'opposé de ceux de Marina, la nouvelle patronne à laquelle le très amoureux mari confie la maison. Splendeur des lustres, grandes toiles, fresques, stucs dans la salle des fêtes. Accueillants sont les petits salons tapissés de velours piqués d'or et d'argent. Mobilier laqué, décoré d'or et vert pastel. Miroirs, profusion de miroirs. Chevaliers servants pour accueillir les dames et embarrasser les maris. Fauteuils en cuir doré, précieuses tabatières, chandeliers d'argent sur les tables marquetées. Au dessus de la cheminée, un autre miroir dans la corniche ciselée. Sur une console, les porcelaines de Saxe et un éventail. Là-bas, il y a le boudoir, petit salon privé de Marina, pour la toilette et les conversations privées : très raffiné, très intime. Tout au tour, un discret et efficace aller et venu de domestiques.
Marina était très belle, les cheveux blonds dorés, l'ovale du visage était parfait, le nez légèrement aquilin, le regard vif, attentif. Des mains gracieuses, tellement belles qu’elles servirent de modèles au sculpteur Antonio Canova. Elle était de grande taille, dépassant de tout le front son mari. En 1772, le peintre Pietro Longhi fit le portrait sur des toiles de mêmes dimensions de Marina, de sa mère et de son frère Stefano. Malgré la différence d'âge, les deux femmes se ressemblent tant dans les traits du visage que dans l'allure, Matilde, la mère, semblant quelque peu plus hautaine. Si l'on sait qu'aujourd'hui le portrait de sa mère est au musée national d'Alger et celui de son frère est la propriété de Cailleux à Paris, on n'a plus trace du portrait de Marina. Il en reste seulement quelques reproductions en noir et blanc. Sa dernière apparition en public remonte à 1922, à l'occasion d'une exposition de portraits italiens à Florence. A l'arrière du tableau, une inscription sur un papier ancien avec le nom de Marina, la signature et la date de 1792. La collection Charmet Padoan de Venise est la dernière localisation connue du tableau.
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La beauté de Marina, ensorcelante pour les hommes, dérangeante pour les femmes est alliée à une vive intelligente, une rare disponibilité qui met à l'aise quiconque l'approche. A une époque où l'intelligence et la raison tendent prévaloir sur l'imagination, Marina sait briser tout signe de formalisme. Elle est reine de la conversation, passe avec un naturel savant de l'ironie la plus tranchante à une solennelle rhétorique, de l'humour à une impalpable mélancolie.
La naissance de son fils Vittore, le 11 novembre 1779, la fit goûter aux craintes et aux joies habituelles de la maternité. Elle ressentit à cet égard la satisfaction du devoir accompli, celui d'avoir donné une descendance à son mari, important devoir aux yeux des patriciens. Elle éprouvait avec la plus grande intensité le sentiment d'indépendance, goûtait le plaisir de se sentir belle, femme accomplie et osait jouer le rôle de la femme libre jusqu'à l'impudence.
Riche, séduisante, bien mariée, avec un homme à la modeste envergure, une légion de domestiques à ses pieds, le risque était qu'elle sombre dans l'ennui. Mais son tempérament portait Marina à dépasser les limites et les conventions et à ne jamais supporter la tiédeur des situations normales. "Sa passion prédominante", écrivit le poète Buratti, un des habitués de sa maison, "est d'avoir des gens de toute sorte dans son brillant entourage".
Au dire de l'un de ses contemporains, Jacopo Foscarini, cette dame " à l'aspect digne et de grande taille" finit par ne plus s'apercevoir du pauvre Benzon, un mari médiocre, contraint par les circonstances à devenir un "mari héroïque". Doit-on le dire? On murmurait que Vittore n'était pas son fils. Médisance ? On murmurait avec insistance que le vrai père de Vittore n'était autre que Stefano, le frère de Marina. Calomnie ? La langue peut faire les pires ravages. Mais bien que n'ayant pas de preuves, l'on sait que sans racines, l'herbe ne pousse pas, que rien ne naît de rien. Quelques mots susurrés, un regard entendu, un clignement d'œil, un effleurement auront donné naissance à cette rumeur.
On ne peut pas dire qu'elle ait eut avant son mariage un comportement irréprochable : on lui avait connu quelques amourettes ou un peu plus, et les domestiques du palais Querini auraient pu en raconter de belles (doit-on se fier aux commérages?), mais cependant elle s'était tenue de manière assez prudente, retenue qu'elle était par sa mère, une Da Ponte!
Mais après son mariage, sitôt le "oui" prononcé, elle ne voulut plus connaître la prudence. Les fêtes pour les noces semblaient ne pas vouloir finir, le luxe et la frénésie redoublaient d'ardeur. Il y avait ceux qui en pâtissaient et ceux qui en profitaient. Mais de là à soupçonner que… Le frère cadet, disputé par toutes ces dames, allait souvent, épuisé, grisé, passer une nuit au palais Benzon, entourée de nombreuses pucelles. Mais de là à insinuer que…
Pietro Buratti, langue perfide, auteur fameux de satires écrira, quand Marina sera déjà un peu vieille, un petit poème dans lequel il parle clairement de rapport incestueux.
Pour preuve, il souligne que la nature a oublié toute trace du mari légitime dans le visage du bébé, alors qu'au contraire le frère de Marina et le petit se ressemblent comme les deux moitiés d'une pomme.
Quoiqu'il en soit, Marina était une excellente mère, comblait d'amour le beau Vittore, jouait avec lui, le dorlotait, aimait le voir s'endormir, le soustrayait aux mains de sa nourrice pour lui chanter des airs populaires et des berceuses.
Dans les sphères fréquentées par les gens du rang de Marina, on était peu disposé à reconnaître les dangers qui pesaient sur le sort de la République. Le tapage des fêtes qui n’en finissaient pas paraissait délibérément entretenu pour empêcher, à qui n’en avait l’envie, de s’apercevoir combien l’économie allait mal, la justice était approximative et le commerce en déclin. On savait ne plus être représenté dans toutes les cours d’Europe. On savait ce que signifiait pour un état d’avoir des ambassadeurs ne recevant plus le même accueil qu’autrefois. Mais on essayait de ne pas en faire cas. Et les réformes des finances et de l’agriculture ? Et les nouvelles pour le commerce, plus adaptées à l’époque ? Et l’appareil militaire inconsistant ? Plutôt que d’agir, de réagir, de coopérer, les organes du gouvernement et de la justice, en désaccord, stagnaient dans une inertie coupable.
Tandis que les riches dépensaient leur argent dans le jeu et la débauche, les caisses de l'Etat sonnaient le creux. On eut alors recours à un expédient, adapté aux situations imprévisibles et urgences qui en d'autres temps avait montré son efficacité. Comme en 1630, pour faire face aux dépenses considérables des guerres contre les turcs, quelques un proposèrent d'attribuer le titre de noble, avec inscription dans le livre d'or des patriciens vénitiens à quiconque verserait au trésor public la somme (loin d'être modeste) de 60000 ducats. La proposition fut repoussée avec dédain par le Conseil des Dix, mais on ferma les yeux devant les offres de 100000 ducats. Le Trésor public encaissa et plus d'une centaine de citoyens entrèrent ainsi dans la noblesse, au seul mérite de l'argent versé. Opération qui se répéta en 1656 et 1718. Opération qui faisait se retourner dans leurs tombes les très illustres ancêtres, peu soucieux que les finances publiques se portent mal - désormais, la gangrène – et que la liste des patriciens s'amenuise à cause des épidémies et de la faible natalité, laissant entrevoir l'extinction de la race. Vers la moitié du 16ème siècle on comptait 2500 nobles. Après la peste de 1630 (celle des "Promessi sposi"), un peu plus de 1600. En 1775, malgré les nouvelles admissions, ils n'étaient plus que 1300 et 1090 en 1797. En 1775, arriva ce qui, tôt ou tard, le prestige des patriciens vénitiens diminuant de jour en jour, devait arriver : à l'invitation adressée à une quarantaine de noble de la terre ferme de s'inscrire sur le livre d'or, seulement dix répondirent (autrefois, on aurait confectionné de fausses invitations !).
A l'occasion de la régate organisée pour la fête de l'Ascension (avec le rite des épousailles de Venise avec la mer) l'abbé Angelo Maria Labia avait écrit un sonnet où il décrivait le luxe qui s'étalait dans chacune des barques, l'or et l'argent semblant être jetés par les fenêtres.
Il concluait, affligé :
Quelles gens, quelles fêtes
Quel canal, quelles barques! Oh Dieu, quelles femme
Et pourtant, je ne sais pourquoi, j'en pleurerais!
Mélancolie de poète ? Mais pourquoi pleurer ? Le divertissement était assuré, le seul malaise était provoqué par le choix de tel ou tel autre salon, tel ou tel autre tripot, les rues et les places étaient remplies de gens masqués, prestidigitateurs, bonni menteurs, spectacles. Et puis il y avait les théâtres. Les sept grandes salles ne suffisaient pas dans une cité qui comptait 140000 habitants, et fleurissaient le temps de la saison des petits théâtres de quartier. D'autres théâtres privés existaient dans les palais. Et juste avant la fin de la République, on inaugura le 16 mai 1792, le théâtre le plus prestigieux : La Fenice, construit après maintes disputes, querelels, polémiques. On allait traverser les plus graves heures de l'histoire.
Le théâtre, symbole du double jeu, lieu de camouflage, de fiction était l'obsession constante de nombreux vénitiens. La salle du théâtre de San Beneto ayant brûlé, le 5 février 1774, l'habituel abbé Labia écrivit de nouveau un sonnet :
Que de tristesse pour un théâtre fait de bois
Qui sera reconstruit en un mois
Alors qu'on ne réagit en rien
A la ruine de nos cloîtres et de nos églises
Je ne comprends pas cette ville
On dit que la chute de la République fut moins pleurée que la destruction du théâtre de San Beneto. Il fut cependant reconstruit dans l'année même et bien que très enrhumée et fiévrieuse la très admirée Marina était présente à la nouvelle inauguration. Il est vrai que le palais Benzon n'était qu'à deux cents mètres de l'entrée du théâtre.
Tandis qu'en scène, on représentait les comédies de Goldoni, dans le semi-obscurité de la salle, pouvait arriver tout ce que notre imagination réussit à nous suggérer, et le spectacle terminé, on se déchaînait, comme on peut lire dans une délation de Giacomo Casanova aux Inquisiteurs d'Etat. "Femmes de mauvaise vie, très jeunes prostituées commettent dans les loges les délits que le gouvernement tolère mais ne veut pas voir exposer à la vue d'autrui. Et cela arrive après la représentation". Un autre témoin, le conseiller Giovanni Rossi rappelle comment dans les derniers temps de la République le théâtre de San Cassiano était "le lieu de bacchanales, ayant l'habitude de donner lieu pendant les entre actes des petits repas , et particulièrement des coquillages grillés. Cette pratique s'exerçait en toute liberté dans les loges et même dans les rangs d'orchestre où l'on allumait des lumières.."
On savait se divertir à Venise. Et de l'Europe entière on accourait pour célébrer le carnaval qui semblait s'étendre du printemps au début de l'automne. En 1782, furent célébrées des fêtes grandioses pour l'arrivée du grand duc héréditaire Paul de Russie et de son épouse. La plus fastueuse des réceptions en l'honneur de Leurs Altesses eut encore une fois pour cadre le théâtre se San Beneto, où y brilla encore une fois la jolie Marina. En mai 1784, arriva le roi de Suède Gustave III, quelques mois plus tard le duc de Curlande. En somme, se multipliaient les occasions pour préparer des banquets, ouvrir les salons aux fêtes, représenter de nouvelles comédies, de nouvelles œuvres musicales, ballets, opéras bouffes, opéras dramatiques. Les compositeurs avaient le privilège de vivre dans un climat de perpétuelle excitation, curiosité, attente. On suivait les musiques de Paisello, Marcello, Boccherini, Cimarosa, Piccini… Toute la ville semblait vivre en musique, dans les théâtres, les églises, les maisons, les rues, ce qui fera dire au président De Brosses : "L'envoûtement pour la musique est inimaginable". Goldoni, dans ses Mémoires dit, qu'à Venise, "on chante sur les laces, dans les rues, et sur les canaux. Les commerçants chantent en vendant leurs marchandises, les ouvriers chantent en quittant le travail, les gondoliers chantent en attendant le client".
Un fameux musicologue et compositeur anglais, Charles Burney, qui faisait en 1770 un voyage d'études dans toute l'Europe, raconte qu'arrivant à Venise, il fut tout de suite surpris de rencontrer dans les rues des groupes de musiciens ambulants (souvent deux violons, un violoncelle et une voix) qui étaient tellement bons musiciens que partout ailleurs en Europe, ils auraient attiré l'attention et auraient été applaudis, alors qu'ici, nul n'y prêtait attention. La vie nocturne aussi surprit le jeune voyageur. "On dirait qu'ici, à cette saison, les gens commencent à vivre après minuit", note-t-il, étonné. "A cette heure, les canaux sont pleins de gondoles, la place Saint Marc est surpeuplée et partout résonnent des chants harmonieux".
Un seul coup de brise
Fit voler ses cheveux
Et suffit pour que par ses voiles
Son sein ne fut plus caché
Ici, comment, l'aventure commence à devenir sinon inquiétante, du moins trouble. Un seul souffle de vent flotte, et malicieux, il ne se contente pas de défaire la chevelure de soie de la demoiselle, mais il soulève les voiles qui cachait un sein désiré, le faisant apparaître d'ivoire, angélique et palpitant. Ainsi,
Contemplant fixement
Les traits de mon désir,
Ce visage si lisse,
Cette bouche et ce beau sein
Je sentis venir en moi
Une agitation, un trouble
Une espèce de plaisir
Que je ne sais comment décrire
Le poète s'explique bien, il est plus efficace de parler de désir que d'un simple trouble fade. Que reste-t-il à éclaircir quand il ajoute être envahi .par un bonheur inexprimable.
Marina n'était plus une pure jeune fille quand elle accepta la fatidique invitation en gondole. Il nous plaît sans doute de nous laisser tromper par le diminutif de "blondinette". Nous ne connaissons pas la date exacte de la composition de la chanson mais un document nous assure qu'en 1788, on l'entendait dans les rues. Il est donc vraisemblable qu'elle date de cette année. Il n'est pas risqué de supposer qu'un musicien de la veine de Mayr ait entendu de la voix même du poète les vers des exquises strophes. "Seigneur Lamberti, je serais vraiment honoré de mettre en musique de si beaux vers". Entre révérences et compliments se conclut donc la décision de perpétuer la renommée d'une belle femme.
Johann Simon Mayr était né en 1763 en Bavière, et sa première étape italienne fut, très jeune, Bergame : trop près de Venise envahie par la frénésie pour la musique, pour qu'il ne réponde pas à l'appel. A Venise, ce précurseur de la sensibilité romantique s'impose par un remarquable talent et sa renommée s'étend dans toutes les capitales européennes, où il est invité à diriger ses opéras. Il en composa 63, le plus connu étant Médée. Après ses tournées à Dresde, Paris, St Pétersbourg, Vienne, il rentre à Bergame où il avait institué des "leçons charitables" de musique sans lesquelles, peut-être, Donizetti, issu d'une famille pauvre n'aurait jamais pu exprimer son génie. Puis il retourne à Venise où ses œuvres ont un succès égal à celles de Cimarosa.
Deux portraits de Mayr
Pour donner un exemple, pendant le carnaval de 1796, l'avant dernier de la Sérénissime et aussi le plus brillant, on donna à la Fenice son opéra Lodoïska, accueilli avec enthousiasme. Le théâtre de San Samuele fut réouvert en 1819 avec la même œuvre.
A part la Gondoleta (mais attention, il n'y a aucune preuve que l'œuvre soit vraiment de lui, parce qu'aucune partition ne fait mention de son nom), il mit en musique 11 chansonnettes avec accompagnement pour piano. Nous voici donc en face de poésies dont nous connaissons avec certitude l'auteur des paroles mais non celui du musicien. C'est le cas pour la Gondoleta mais aussi pour "El sofa", poésie encore plus fine et sensuelle.
Quand il écrivit La biondina in gondoleta, Lamberti avait une trentaine d'années. Il était né à Venise en 1757 d'une famille de riches propriétaire. A sa naissance, le sang qui coulait dans ses veines était celui de tout être humain. Il devint bleu en 1766, quand sa famille fut admise au Conseil Noble de Feltre. Enfant, il ne s'aperçut alors de rien.
Contre sa volonté, il fut inscrit à la faculté de droit de Padoue, pour exaucer les vœux de son père. Son inclination le portait plutôt vers la physique, la chimie, la médecine et l'histoire naturelle. Pour finir il n'acheva aucune de ces études et quand son père mourut, il fut contraint, encore contre sa volonté, à prendre en charge les affaires de famille mais il se consacra aussi, par bonheur, aux femmes et à la poésie.
C'était un de ces hommes qui supplée à l'absence de beauté par d'autres dons plus durables. En voici le portrait tracé par l'auteur anonyme de la préface d'un recueil de ses vers publié en 1835 à Trévise : "Quelques imperfections dans son apparence n'empêchaient pas qu'on lui trouve un air aimable auquel s'ajoutait l'estime qu'engendrait ses multiples connaissances, sa remarquable mémoire, l'excellence de son cœur, la gentillesse de ses manières, son talent pour les langues, son esprit de réparti, ses dons particuliers à imiter les autres, sont goût infini pour les belles choses et les belles actions, la gaieté de sa conversation. Pour réunir en lui de si rares et précieux talents, il était l'âme des sociétés les plus cultivées, toujours accueilli agréablement par le beau sexe".
Il écrivit beaucoup et beaucoup : des sonnets, des épigrammes, des apologues, cédant à la mode, se distinguant par son élégance et l'originalité d'un dialecte excessivement littéraire.
Mayr et Lamberti n'avaient pu se rencontrer que dans le salon d'une demeure patricienne, salon qu'on appelait alors "conversation"
Le salon, la "conversation" était habilement dirigé par la maîtresse de maison. Durant les réceptions discrètes qui s'y succédaient à rythmes réguliers ou non, elle régnait avec brio, avec élégance, avec aisance, jouant des clignements d'yeux, souvent très au fait des informations littéraires et enfin par la beauté, à laquelle ne pouvait cependant suppléer les milles autres dons qu'une femme d'esprit sait étaler. Dans les salons, on échangeait des idées sur les arts, la poésie, les opinions sur la mode, les dernières représentations théâtrales. Dans le froufrou des amples robes, le susurrement des voix, les éclats de rire retenus pour une répartie malicieuse, on jouait aussi quelques morceaux de clavecin. Sur le divan, dans la pénombre, la maîtresse de maison prenait quelques instants de repos, se rafraîchissant avec un éventail en dentelle, objet très raffiné dont le maniement s'apprenait dans le guide pour "la femme élégante et érudite" : " Prenez l'éventail, dépliez l'éventail, jouez de l'éventail, abaissez l'éventail, reprenez l'éventail, agitez l'éventail". Une fatigue toute autre que celle des lavandières à la lessive.
Parmi les personnages qui se rencontraient dans les conversations, extraordinaires étaient les improvisateurs de vers, comme l'abbé Lorenzi Monseigneur Giovanni Domenico Startico (les ecclésiastiques étaient nombreux dans les salons), Gianni qui fut "l'improvisateur impérial" de Napoléon. C'était devenu une profession ; on donnait un thème et le créateur se lançait comme un lévrier. Le librettiste de Mozart, Lorenzo da Ponte s'essayait aussi à ce jeu, et avec succès. "Ayant eu l'occasion de connaître divers improvisateurs célèbres italiens, je me mis en tête de me risquer moi aussi à improviser. Mon frère fit de même et nous réussîmes tous les deux assez bien pour être écouter avec un certain plaisir. Cette facilité à jouer ou chanter de manière impromptu sur n'importe quel sujet, en n'importe quel lieu, en vers, devrait suffire à faire connaître combien est poétique et à faire apprécier combien est précieuse notre langue".
La femme est reine dans le salon, un des lieux avec les théâtres, les casinos, les salles de jeu, où avec aimable insouciance, se met en action le souffle des commérages et le soufflet des médisances, où germent et s'épanouissent les désirs, les passions, les ardeurs, dans un entrelacement de tromperies, de solennelles infidélités. Les robes voltigent sur des cerceaux toujours plus amples, le rire jaillit d'une poitrine toujours plus généreusement exposée. Les volées de poudre de riz fort agréables si la poudre est pure, peuvent devenir très nuisibles si elle est frelatée par l'adjonction de quelque matière corrosive comme la craie. Les falsificateurs ne sont pas nés au vingtième siècle. Un d'eux, spécialiste en poudre s'appelait Pietro Caprina. il avait obtenu du gouvernement l'exclusivité de la production pour la ville, moyennant une taxe versée à l'Etat de deux mille ducats par an. Mais sa poudre qui était répandue sur les perruques provoquaient la gale sur les visages et attiraient des insectes dégoûtants dans les cheveux.
La concession fut retirée au fraudeur mais même le nouveau produit, qui était pourtant décrit comme naturel par le nouveau concessionnaire, conservait ses propriétés maléfiques. Si la poudre était tenue pour responsable des poux, on chercha ensuite au contraire une poudre capable de débarrasser des poux. Il convient ici d'élargir nos propos et de les étendre à l'hygiène du corps en général. Il fallait prévenir le danger d'extension des parasites sur d'autres parties du corps. Si l'on ne pouvait les éliminer tous, au moins essayait-on de limiter leur zone d'action au crâne. On inventa des coiffes, dont la mode s'empara rapidement leur imposant des formes et des dimensions absurdes : selon la saison, elles devaient ressembler aux ailes d'une colombe, à des choux fleurs ou à un panier orné de plumes, de fruits, de fleurs. Les coiffeuses faisaient d'excellentes affaires. Certaines préféraient les fabriquer elles-mêmes.
Enfin il y avait les perruques, lieu privilégié des insectes. On en fabriquait à Venise avec des peaux de chèvre, de cheval, avec des poils de queue de vache; mais celles qui avaient le plus de succès étaient celles fabriquées en France, patrie de la mode.
Les salons de Contarina Barbarigo, Marina Querini, Cornelia Barbaro Gritti… étaient les premiers à accueillir les nouvelles modes. Cependant, celle qui dictait la loi, c’était " la poupée de France ", celle qui était habillée au dernier cri parisien, au début, seulement exposée une fois par an, le jour de l’Ascension, maintenant beaucoup plus fréquemment dans les boutiques des Mercerie. Les robes des dames s’allongeaient, se raccourcissaient, s’élargissaient, se resserraient selon les fantaisies de la poupée. Quand apparut la robe pourvue d’une grande traîne, il y eut compétition pour avoir la traîne la plus longue. Plus tard apparurent les cerceaux, d’où des exercices qui n’avaient rien de naturel pour se vêtir , marcher, se dévêtir. Il semblait que la mode poussait la société, en grande partie décomposée
et privée de sens morale, à quitter tout bon sens.
La poupée exposée maintenant en permanence, changeait de vêtement tous les jours. A la mode parisienne, s’ajoutèrent les modes anglaise, turque, allemande… et les poupées de chair voulaient de suite l’imiter. Une noble dame dont on parlait beaucoup, à Venise, fur surnommée par Marina, la mode universelle, parce qu’elle s’habillait à la manière de toutes les nations.
Le prêtre Filippo Pizzichi, raconte que même les religieuses, en particulier dans le riche couvent de San Lorenzo s’habillaient élégamment à la française, un bustier orné de dentelle noire, un petit voile noir cernant le front, duquel dépassaient des cheveux bouclés, le sein à moitié découvert, tout cela les faisant ressembler plus à des nymphes qu’à des religieuses.
Un vêtement cependant resta typiquement vénitien, tout au long du siècle et fur même imité en France : il s’agit du " zendal ". C’était un drap de soie, parfois orné de broderies, qui couvrait la tête, tombait le long du visage jusqu’à la poitrine, dont les pans étaient passés derrière la taille puis noués. Simple, élégant, il permettait de couvrir et découvrir malicieusement le visage.
Insolent et intolérable pour les gens " bien " fut la croissante envie (quelle arrogance !) des femmes de classes inférieures de vouloir s’habiller comme les patriciennes.
Jusqu’aux ballerines, prostituées (ou presque) osaient se vêtir en grande dame.
L’usage du " zendal " se répandant parmi les femmes de toute classe, indice d’une nuisible tendance à l’égalité prêchée par les philosophes français, préoccupait les autorités, gardiennes de la tradition . Pourtant selon Lamberti, le gouvernement laissait faire, tolérait l’apparent nivellement des couches sociales pour amadouer le peuple.
D’un autre côté, il prenait des mesures pour mettre un frein au luxe. Lamberti, en quelques vers, décrétait que les vénitiens se divisaient en deux catégories : une moitié pauvre, réduite à l’aumône, désespérée, dormant dans les rues, l’autre moitié riche, toujours vêtue pour la fête, toujours insouciante.
Exhortations, menaces , avertissements. Mais le gouvernement continuait à se comporter avec indulgence. Il refusa une proposition faite au Grand Conseil qui devait aboutir à une égalité entre patriciens pauvres et patriciens riches. Paolo Venier avait applaudi vingt ans auparavant à de telles initiatives, mais aujourd’hui doge, il agitait le spectre des catastrophes. Les grands mouvements partant de France secouaient l’Europe, mais Venise restait sourde et seule.
Sigisbée, en italien : cicisbeo, parole onomatopéique, dérivée de chiachiericcio , parole qui fait sourire parce que parfumée de poudre, de sourires, de promenades, de futilité alors que le sigisbée était le plus fidèle, l'adorateurs le plus dévoué de la dame à laquelle il consacrait ses journées. On l' appelait encore chevalier servant, terme plus viril. Son devoir était celui d'accompagner à l'église, au théâtre, au casino, à la salle de jeux, dans ses promenades, dans ses visites. En somme, il devait être à ses côtés à tout moment pour lui être agréable, y compris dans sa chambre pour l'aider à se vêtir et dévêtir. Byron décrivait le personnage comme "l'esclave surnuméraire, attaché à la dame, tel un lambeau de ses vêtements, qui n'a d'autre loi que la parole de celle-ci. Il est chargé d'appeler les domestiques, de faire approcher d'elle la gondole, de lui porter son éventail, son châle, ses gants, ses chaussures".
Naturellement, le sigisbée doit être agréé par la dame, mais aussi par son mari, et en fait, il s'agissait le plus souvent d'un ami en qui il pouvait avoir toute confiance. Toutefois, Goldoni écrit dans ses Mémoires : "il y a en Italie, des maris qui tolèrent de bon gré les chevaliers servants de leurs épouses même s'ils ne sont leurs amis ; il y en a aussi des jaloux qui supportent avec dépit ces êtres bizarres, maîtres en second dans les mariages mal réussis".
Un personnage qui s'adapte à tant et à de telles charges devait appartenir, on le suppose, à la catégorie des "platoniques", ceux qui parlent toujours d'amour mais ne le font jamais ou bien ressembler au Chérubin de Mozart qui parle d'amour aux fleurs, aux monts et aux fontaines et "à moi même quand je n'ai personne pour m'écouter". Il pouvait appartenir aussi à la catégorie des vrais amoureux, très respectueux, payés par un sourire de la créature quand il ramasse un de ses mouchoirs, cadeau d'un quelconque amant. Enfin il faut bien dire (le taire en prétendant l'hypothèse sans fondement serait une façon d'éviter le sujet) il pouvait parfois s'agir d'une personne du sexe masculin, mais sans attrait envers le sexe féminin, "le meilleur ami pour une femme". Il se déplaçait avec une gracieuse désinvolture, il acceptait le désagrément que pouvait lui procurer le fait d'accompagner sa dame jusque dans l'alcôve. Il admettait être le serviteur, l'adulateur mais ne se considérait pas comme rampant, il était le gardien, l'ami en qui tous pouvaient avoir confiance. Il aidait à monter l'escalier, il mélangeait les cartes, il présentait la tasse de thé, reconduisait la dame chez elle le soir et la restituait intacte à son mari, qui alors reprenait ses fonctions.
Dans une lettre datée de fin 1789 à Giacomo Casanova, Pietro Zaguri écrit : "Marina Benzon est ici au moins deux fois par jour, à la stupeur de tous, à la fureur de ses dix ou douze amoureux fous". Et il ne se passe rien, absolument rien, sinon que Marina, dame généreuse, libérale, comme toutes les dames de tempérament passionnel, allait rendre visite à un ami sexagénaire malade, provoquant la surprise de tous ceux qui la croyaient frivole et la rancœur d'une douzaine d'amoureux transis. Elle était charitable, elle était affectueuse. Chaque soir elle se rendait chez son vieux cousin Angelo Querini.
S'étant placée en dehors des normes, sa manière d'être exceptionnelle exigeait des équilibres exceptionnels. Elle aimait la vie, en cueillait les offres avec une ivresse qui la poussait aux excès dont elle eut du mal à se faire comprendre. Les hommes l'adoraient, elle se laissait adorer. Elle enrichissait de fantaisie les journées de ses amis, de ses invités. Pour déclarer à un homme son propre intérêt, elle était capable d'en faire peindre le portrait au fond d'une tasse de thé, portrait qu'il découvrait ébahi en vidant sa tasse.
Elle était irrésistible. Elle était admirée, estimée, malgré les vérités, les mensonges, les médisances, les exagérations, les inventions qui couraient sur son compte et que chacun pouvaient vérifier, parce qu'elle avait souvent laissé tomber le voile des convenances. Elisabetta Querini, mariée à Lorenzo Massolo qui fut l'amante officielle de Giovanni Della Casa, auteur du Galateo, fur sans doute une des ancêtres de Marina. Il est dommage que les deux portraits qu'en fit Titien aient aujourd'hui disparu. Qui sait si on y trouverait une ressemblance avec Marina.
Ses conseils, ses jugements étaient écoutés en société. Pietro Zaguri dans deux lettres adressées à Casanova, là où il finit ses jours, à Dux, nous en apporte encore la preuve. A une demande de recommandation avancée par le désormais vaincu Giacomo, Zaguri répond : "j'engagerai une très belle femme, la Benzon, qui m'a fait tant de choses, comme si elle m'aimait et m'aimait mois seul. Elle me tourne en dérision, mais j'en suis content, elle est plus belle que jamais (elle savait faire croire à chacun qu'il était l'unique, et si celui-ci s'apercevait qu'il devait la partager, elle n'en était pas mécontente). Croyez bien que j'y mettrai toute ma peine, mais croyez bien, comme tous ici, qu'il est difficile de ne pas être recommandé par le Dame tourbillon d'attraction". C'était donc une dame passe-partout
Son fils Vittore ne voyait pas d'un bon œil ce va et vient perpétuel à travers la maison, des visages nouveaux continuellement, la porte toujours ouverte comme dans une demeure byzantine.
Moins que d'autres, il appréciait les habitudes de maman, qui dégradaient l'honneur de la famille, le nom des Benzon. Et encore, Vittore ne pouvait-il pas connaître toute l'histoire de Marina, parce qu'au temps des faits les plus graves, ou soupçonnés d'être les plus graves, il n'avait que sept ans. Que savait-il des sorties cachées de celle qui lui recommandait d'être bien sage? Où allait-elle alors, maman, à cette heure?
Comme tout le monde le sait, le bureau des Inquisiteurs avait à sa disposition une armée secrète d'informateurs. Un d'eux écrit : " Un certain David la Roca, de profession interprète, a fait connaissance, il y a quelque temps de Marina Querini épouse Benzon. Il lui a fait lier une solide amitié avec Chiara Graziani, habitant cour du théâtre de San Angelo où elle se rend chaque jour. Le dit David conduit dans cette maison des étrangers de toute sorte. On dit publiquement qu'ils dépensent beaucoup et jouissent de la dame. C'est dire qu'il fait l'entremetteur et que Marina Benzon se prostitue… 7 juin 1786. Angiolo Tamiazzo". Et il signe, l'infâme
Vrai ? Faux ? A moitié vrai ? Pour le compte de qui ? Vengeance d'un amant repoussé, déçu, trahi ? Est-il vraisemblable qu'une femme belle, riche, de moins de trente ans, fut réduite à l'état de vulgaire putain dans une maison où se trouve tout ce qu'il y a d'ordinaire, de sordide ? Si nous savions vraiment ce qu'est la perversion, nous pourrions nous interroger : Marina était-elle perverse ? Mais, qui peut nous suggérer les légitimes critères de jugement ?
Etait-ce un défi ? A qui ? A tous ? A personne ? A la vie? Une provocation ? Une compétition nécessaire ? Dans les rapports compliqué entre le sexe et l'argent, l'argent peut représenter le plus concret hommage à la beauté, remerciement au suprême don. Situation qu'avec nos médiocres compétences, nous ne sommes pas en mesure d'apprécier. On peut cependant exprimer une opinion sur un fait bien concret. La cour du théâtre de San Angelo se trouvait à moins de cent mètres du palais Benzon à vol d'oiseau et à moins de sept minutes de marche à pied pour qui a la goutte. Une femme quelconque, fut-elle sure de soi, effrontée, aurait quand même éviter un voisinage si proche et si embarrassant. A moins que ce ne soit un ultime défi.
Il est possible que la jalousie soit à l’origine de la dénonciation et ceux qui la croient innocente naturellement soutiennent cette thèse. Le rapport est cependant tellement circonstancié, les accusations si précises qu’il est difficile de douter.
Piero Benzon n’était pas aveugle mais, avec le temps, le tourment de la jalousie avait disparu. Il considérait la vie avec toujours plus d’indifférence, jouait modérément, s’adonnait à quelques amours avec des domestiques ou restaient en compagnie d’un nombre très restreint d’amis, médiocres compagnons. Elle disait encore bien l’aimer, à sa façon, et le considérait comme une charge supportable.
Chaque jour elle devenait plus belle, plus intrépide. Elle faisait ouvrir les quatre fenêtres du balcon, le soleil se couchait derrière la Ca’ Balbi et les mouettes voltigeaient dans l’ait tiède. Elle se mettait au balcon, faisait des signes à qui passait en gondole, regardait passer les barques.
LE LUXE A VENISE – LA REVOLUTION EN FRANCE
Jacopo Memmo descendit de la gondole, renvoya d’un signe le gondolier et entra dans le palais Benzon à Murano. Marina se promenait dans les allées du grand jardin s’entretenant avec un jeune étranger. Marina présenta Jacopo Memmo comme le neveu d’Andrea Memmo, ambassadeur à Rome. à l’avocat Giovanni dal Pozzo, de Bologne. " Il se dit mon oncle " précisa Jacopo, " mais en réalité c’est un cousin ".
Toujours très occupée par les affaires vénitiennes, Marina ne venait pas souvent à Murano et le palais Benzon à quelques pas de l’épiscopat donnait des signes d’abandon, parce que même les maisons doivent être choyées par leurs patrons, plus encore par leurs patronnes, comme les animaux et les fleurs. Les deux anciens domestiques, qui avaient vieilli avec les murs n’avaient pas jamais fait plus que le strict minimum : ouvrir et fermer les fenêtres pour assainir un peu l’air. Piero Benzon, l’époux de Marina venait lui, un peu plus souvent. Elle, rarement, et cet après-midi de printemps, elle était heureuse de sentir qu’il était agréable aux deux hommes de se rencontrer. Chaque fois qu’elle venait, elle déplorait une aussi longue absence. L’air exquis paraissait disposer l’âme à l’amitié, à la confidence
Jacopo demandait des nouvelles sur les idées qui circulaient en France en matière de religion, de littérature, de philosophie ; idées, qui, il le savait bien, étaient très débattues là-bas, alors qu’à Venise, elles restaient pour ainsi dire clandestines. On parla de la censure qui opprimait la République, des principes de tolérance, et de la liberté, bien suprême sur lequel les philosophes français ne se fatiguent pas de discuter.
Marina réaffirma l’idée que les femmes devraient avoir les mêmes droits que les hommes.
Les livres qui affirmaient le triomphe de la raison sur le fanatisme circulaient à Venise et Casanova, de retour à Venise était chargé d’en dresser la liste et de la remettre aux Inquisiteurs (Voltaire, Diderot, Rousseau et son Emile, le Dictionnaire des Philosophes, les poésies licencieuses de Giorgio Baffo).
Parce qu’on parlait de ces livres dans le casino de Caterina Dolfin, amante et future épouse du procurateur Tron, le casino fut fermé pour quelques temps.
En 1790, à Paris, on chantait " Ca ira " ; à Venise, on chantait la Biondina
En 1750, à Paris Diderot et d’Alembert donnaient à imprimer les premières pages de l’Encyclopédie. Elle sera publié à Lucca à partir de 1758 et à Venise…à partir de 1780.
Jusqu’en Amérique, où pourtant ne pèse pas le poids de l’histoire, les idées qui se développent en Europe ont des échos.
A Venise, on se précipitait pour le Carnaval. C’étaient les fêtes les plus somptueuses et les plus effrénées.
Le 13 février 1789 Paolo Renier, avant dernier doge meurt et est secrètement enterré dans l’église des Tolentini.
L’annonce de sa mort sera faite seulement le 2 mars, premier jour du Carême, pour ne pas troubler le Carnaval.
Pendant ce temps, il y a ceux qui meurent de faim, spécialement dans l’arrière pays et les autres domaines de la Sérénissime où la famine est permanente. Il manque de l’huile, du maïs et jusqu’au sel. La capitale s’en tire mieux : par exemple elle dispose de 30 à 40% des réserves d’huile alors qu’elle ne réunit que 6% de la population. On comprend mieux pourquoi les populations vénitiennes, nourrissant de la rancœur contre la Dominante, accueillir les français comme des libérateurs. En campagne comme en ville, les couches les plus basses étaient touchées et donc circulait parmi les infirmes, les pauvres, les mendiants l’illusion d’une revanche.
Quel gaspillage, quel gâchis, par exemple quand le fils du doge Mocenigo, en 1771, épousa Polissena Contarini, on avait offert à son père les bijoux suivants : 3552 brillants, 457 perles, 54 émeraudes, 152 rubis…et tout les reste !
A ces excès de luxe, s’ajoutaient aussi ceux des " femmes sans frein ", comme les appelait Casanova. Pourtant, les décrets se succédaient : " Les femmes doivent dans leur apparence faire connaître leur caractère de modestie et de sagesse ".
LA REPONSE DE MARINA AU POETE LAMBERTI
La maison de Marina était l’une des plus gaies. La conversation n’y était jamais ennuyeuse ; un événement, une apparition était à tout moment possible. Tonin Lamberti la fréquentait pour ces raisons mais surtout pour une autre éternelle et à elle même suffisante : il était amoureux de Marina. Non pas d’un amour maladif mais d’un amour débordant, tourmenté par la jalousie et les soupçons, torturant parce que non partagé.
Ses goûts naturels l’avaient porté à choisir pour ses poésies un dialecte noble. Il cultivait un amour serein, serein, à l’apparence tiède, mais toutefois non platonique, ne se limitant pas à des soupirs contemplatifs.
En fait, là, dans la gondole bercée par les flots, n’en pouvant plus de contempler la fausse endormie, il se laisse entraîner par une incontrôlable vague de passion, nous arrachant notre totale approbation, n’en pouvant plus de ces jérémiades.
A la fin, ennuyé
De ce sommeil trop prolongé
J’ai fait l’insolent
Et n’ai pas eu à m’en repenti
Car, oh Dieu, combien de belles choses
J’ai dites et j’ai faites !
Non jamais plus aussi heureux
De mes jours, je ne serai
Comme c’était l’habitude alors, la poésie circulait. Les amis en recevaient une copie, ils en étaient ravis, et à leur tour, ils en expédiaient d’autres exemplaires. En peu de temps, Venise fut inondée de la poésie. Mais qui pouvait bien être cette Biondina ? Il est certain que c’était elle, Marina Querini, tous la reconnurent dans ce portrait.
A un jeune compositeur de talent, d’origine germanique, qui arrivait de Bergame, il plut de mettre les vers en musique. Un motif facile à retenir et la barcarolle résonna partout dans les canaux et les rues. Elle entra dans le répertoire des gondoliers et des femmes qui lavaient leur linge le long des rii. Venise était une ville où l’on chantait nuit et jour, en toute saison.
Dans l’hiver 87-88, il fait grand froid sur la lagune qui est gelée. On organisera de nombreuses fêtes sur l’épaisse couche de glace. C’est le carnaval et avec la lagune gelée, la cité trouve une occasion rare : celle d’élargir ses limites. On dansera sur la glace : farandoles, menuets, gavottes. On organisera des jeux, on dressera des manèges.
La Biondina in Gondoleta était née sous le signe du succès. Le 28 janvier 1788, l’espion Girolamo Lioni envoie à l’inquisition un rapport qui commence ainsi : " Selon votre demande, je me suis rendu dans les boutiques de café les plus fréquentées… chez Stefano, j’ai trouvé trois hommes qui chantaient la Biondina in Gondoleta… ". Scandaleuse, la chanson, au point de mériter les dénonciations secrètes ? On sait que les agents de l’inquisition étaient nombreux, une multitude. La concurrence entre les espions devait être sévère et chacun cherchait à recueillir un maximum d’informations. En absence de preuves substantielles, on se contentait de peu et une gentille poésie comme celle de Lamberti pouvait constituer un cas à
soumettre aux Inquisiteurs.
Si la Biondina ne plaisait pas à Girolami Lioni, elle ne plaisait non plus à Marina, destinataire de l’hommage. Passe encore que, dans les salons du palais Benzon, entre amis, quelques commentaires aillent bon train, quelques sourires s’échangent ; mais que les gondoliers élèvent la voix en passant sous les fenêtres du palais pour chanter " Mon Dieu, quelles choses ai-je faites, ai-je dites ! " et savoir que les garçons charcutiers, les boulangers, les marchands de fruits du Rialto, les ouvriers de l’Arsenal, les maçons…tous entonnaient la barcarolle, c’en était trop. Marina n’était pas prête à le pardonner et cette fois, Lamberti allait payer.
Marina ferma les fenêtres de la grande salle, pour oublier les rumeurs qui montaient des canaux, traversa le salon , se dirigea vers le boudoir, sortit quelques feuilles d’un tiroir, approcha l’encrier, y trempa la plume d’oie que le chevalier servant venait de tailler et commença à tracer quelques signes, quelques gribouillages. Elle fit tomber sur la feuille une goutte d’encre, écrivit une ou deux paroles, les effaça, et tandis que les mots lui venaient à l’esprit, elle les ordonnait, cherchait les rimes. Longtemps, elle s’arrêta pour relire, apporter des retouches, puis reposa la plume, parsema de poudre absorbante les deux feuilles, en souffla la poussière et les laissa bien vue sur le secrétaire.
Le jour suivant, à l’heure habituelle, arriva Lamberti. Marina s’entretenait dans un angle avec une noble dame accompagnée de son chevalier servant ; elle prit congé, s’approcha du poète : " Venez, mon cher " lui ordonna-t-elle d’une voix insinuante. Elle le fit attendre à la porte du boudoir et réapparut en lui tendant les deux feuillets. Lamberti lut, sourit et s’exclama : "Ma Nina, vous voilà donc poétesse à présent. Compliments ". – " Je veux que ces quatre strophes soient ajoutées à votre Gondoleta " - " Du calme ma Nina, me permettrez vous de vous donner quelques conseils. Relisons ensemble votre réponse et j’y apporterai quelques modifications " - " Va bene ". C’est ainsi que les strophes de Marina modifiées par Lamberti lui-même furent ajoutées, mais elles n’eurent qu’un succès éphémère.
La Gondoleta resta cependant célèbre tout au long du 19ème siècle, recevant l’hommage de plusieurs transcriptions musicales, dont la plus fameuse fut celle de Listz.
Le dernier en date à paraphraser la Biondina semble être Bruno Maderna qui, en 1972, évoque dans une de ses partitions (Venetian Journal 10ème page) le thème de la barcarolle dans un arrangement pour harpe et ténor.
Le 11 novembre 1816, George Gordon Byron, âgé de vingt ans et déjà célèbre débarque à Venise. Une légende entoure déjà l’homme et le poète. Sa vie et son œuvre s’entremêlent, donnant naissance à l’un des plus grands mythes du romantisme. C’était un dandy. Il était en théorie et en pratique le prêtre de la transgression sexuelle. C’était un prophète et un démon. Il se mangeait les ongles, modeste vice accessoire cultivé depuis l’enfance. Avec une mélancolie innée et un sentiment de prédestination, il alimentait lui-même son propre mythe.
" Je ne réussis jamais à faire comprendre aux gens que la poésie est le résultat d’un état d’excitation passionnelle, et qu’il n’existe pas une vie entière de passion ,comme il ne pourrait exister un tremblement de terre perpétuel ".
Byron avait abandonné pour toujours l’Angleterre où il s’était attiré les blâmes de beaucoup, pour différentes raisons, la principale étant sa relation avec sa demi-sœur Augusta, fille du premier lit du père du poète, relation entamée avant le mariage de celle-ci avec le colonel Leigh, et ayant ensuite donnée naissance à une fille (Augusta nia toujours, même sur la Bible). A peine marié depuis un an, Byron se sépare de sa femme et part pour l’Italie, pour Venise, la cité des contradictions : grandeur et décadence, tyrannie et liberté, beauté et ruine. Il écrit à un de ses amis : " Je n’ai pas pris, comme tu le dis, l’Adriatique pour épouse, mais si l’Adriatique voulait se donner à moi comme épouse, je serai bien heureux de l’épouser elle, plutôt que cette femme ".
Le premier de ses ennuis, en arrivant, est celui de trouver un appartement correct. Il loue un petit palais proche de San Moise à un marchand d’étoffes, un certain Segati. Le second est celui de se trouver une amante. Il la trouve rapidement et toute proche : c’est Marianna, l’avenante, la jeune et l’accessible épouse de Segati. Vingt deux ans, des grands yeux noirs, les traits réguliers et droits : elle lui semblait une antilope. " Je suis tombé amoureux dès la première semaine de madame Segati et j’ai continué parce qu’elle est très belle, amusante ; elle parle le vénitien, ce qui m’amuse beaucoup ; parce qu’elle est ingénue ; parce que je peux la voir et faire l’amour avec elle à toute heure, ce qui convient à mon tempérament ".
A sa demi-sœur Augusta, il donne ses premières impressions vénitiennes : " Une des plus attractives est la place Saint Marc et puis il y a les conversations, les bêtises les plus diverses et beaucoup d’histoires scandaleuses. Pour être sincère, tant qu’une dame a un seul amant, il n’y a rien de scandaleux, la chose est parfaitement régulière. Quelques unes en ont deux, trois, quatre, jusqu’à vingt et au delà de ce nombre, on ne compte plus ".
On imagine comment est accueilli dans les salons le très célèbre poète, l’homme du monde ensorcelant, le lord anglais riche et extravagant. La première à en obtenir la présence et l’assiduité est Isabella Albrizzi, avec la quelle il avait eu l’occasion d’aller dîner puis d’aller à la Fenice, " le plus beau théâtre que j’ai jamais vu " le 26 décembre, premier jour du carnaval.
Cependant la comtesse Albrizzi ne conserva pas longtemps ses faveurs car elle avait fait représenté le poète sur un de ses médaillons intitulés " portraits ". Byron informé par un ami commun, le comte Rizzo en fut contrarié. Il envoya une lettre au jeune fils de la comtesse : " Je n’ai jamais vu ce profil de mon caractère et je crois que, comme j’en ai informé votre mère, je ne la verra jamais plus "
Ce qui lui déplaisait était de ne pas avoir été prévenu, et de se trouver mêler à des personnes qu’il ne connaissait pas, ou pire, qu’il n’estimait pas. Il lui déplaisait aussi de savoir que dans ce portrait, on insistait sur sa malformation congénitale des pieds qui l’obligeait à porter des chaussures spéciales, ne pouvant dissimuler toutefois une boiterie. " Je vous serai très obligé de demander à votre mère la comtesse de bien vouloir jeter aux flammes ce portrait ".
Il ne fut pas brûlé et Lord Byron fut accueilli avec son style brillant dans le salon de la comtesse Querini Benzon, où l’on trouvait plus de gaieté , plus de malice et la promesse de relations plus savoureuses, même si fréquenté par des personnes de petite classe. " L’éducation des femmes y est excellente, leur dialecte et leurs façons me plaisent beaucoup. Leur ingénuité m’attire et le romantisme de cette ville exerce sur moi un charme puissant. En somme, le bon sang ne se trouve plus aujourd’hui chez les dames de l’aristocratie, mais sous les mouchoirs des femmes du peuple ".
Il admirait ces femmes robustes. Il les appelait ses " amours populaires ".
Shelley, que Byron avait rencontré à Venise écrivait à un de leurs amis communs, Thoma Peacock : " les femmes italiennes sont sans doute celles qui sont les plus méprisables au monde, les plus ignorantes, les plus bigotes, les plus sales. Des comtesses, il émane une telle odeur d’ail qu’aucun anglais ne se risquerait à les approcher. Eh, bien, cela n’empêche pas Byron d’avoir des rapports familiers avec l’espèce la plus basse de ces femmes, femmes que ses gondoliers ramassent dans les rues. Il est à parier que pères et mères traient avec lui du prix de leurs filles, chose fréquente en Italie. Il est bien triste de voir un gentilhomme anglais encourager un vice aussi pervers ".
Cette tendance au grossier, à l’ordinaire se manifesta un jour, évidemment sous forme d’une femme. Il avait loué pour l’été la villa Foscarini à Mira, y avait amené près de lui la belle Segati (le mari laissait faire). Parcourant à cheval les bords de la Brenta avec un groupe de paysans, il avait remarqué deux filles splendides. Sans hésiter un instant, Byron demande à la plus exubérante : " comment t‘appelles tu ? " - " Margherita ". Byron laissa alors tomber du haut de son cheval la proposition d’un rendez-vous. Nullement intimidée, elle répondit : " Bien sur que je suis prête à faire l’amour, puisque je suis mariée et que toutes les femmes mariées le font, mais je vous avertis que mon mari (en italien : fornaio), qui est boulanger, est jaloux et féroce comme un turc ". Byron la surnomma la Fornarina, lui donna une belle somme et en devint amoureux. Il allait la trouver la nuit, tandis que la mari travaillait. Les commères du pays allèrent raconter à Marianna Segati qu’elles entendaient hennir le cheval de Byron près de la maison de Margherita. Furieuse, celle-ci affronta sa rivale en l’insultant. Quand elle affronta la question avec Lord Byron, Marianna comprit qu’elle avait perdu la partie.
Byron avait déménagé dans l’un des deux palais Mocenigo sur le Grand Canal, juste en face du traghetto de San Toma et non loin du palais Benzon.
Au palais Mocenigo, son extravagante passion pour les animaux réunit deux bouledogues, quelques singes, des oiseaux aux plumages de toutes les couleurs, un renard et un loup en cage. Il avait quatorze domestiques. Un soir, il trouva la Fornarina sur les marches du palais, décidée à ne plus retourner à Mira. Il la fit s’installer en princesse dans le palais dont elle devint la véritable patronne. Il lui apprit à lire pour pouvoir intercepter les billets qui lui était adresser. Elle tenait d’une main ferme les commandes de la maison. Tous les domestiques la craignaient, y compris le gondolier aux allures de géant. Elle était amoureuse et jalouse et quand Byron rentrait au palais, ses yeux s’animaient d’une joie féroce. Lui en était inquiet. Il confiait ses inquiétudes et ses plaisirs à Marina Querini à qui il était lié par une franche amitié. Elle savait intervenir pour recoller les morceaux des colères qui pouvaient éclater au palais Mocenigo.
A John Murray, son éditeur et ami, qui voulait connaître l’histoire de la Fornarina, Byron écrivit une longue lettre : "Elle est grande, obscure, typiquement vénitienne, de splendides yeux noirs ; à vingt deux ans, n’ayant jamais eu d’enfant, elle n’a subi aucun outrage du temps…Un soir de Carnaval, à un grand bal public, il lui arriva d’arracher du visage le masque de madame Contarini, une noble dame à la conduite irréprochable, qui avait eu pour seul tort de s’appuyer sur mon bras. Vous imaginez le tumulte qui s’en suivit…Si parfois elle m’énervait, elle finissait toujours par me faire rire par quelque pitrerie ou autre moyen de persuasion qu’elle utilisait d’instinct avec toute l’habileté du sexe féminin. La signora Benzon l’a pris elle aussi sous son aile protectrice…Elle passait continuellement d’un extrême à l’autre, de crises de rire à des crises de larmes. Quand elle était en colère, elle avait le tempérament de Médée et la force d’une amazone. C’était un animal magnifique, indomptable ".
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Byron et Marina Segati | Fornarina | Teresa Guiccioli |
Mais le règne de la Fornarina commençait à décliner. Sa tyrannie, sa jalousie finirent pousser Byron à la convaincre de rentrer à Mira. Elle réagit par des menaces de coups de couteau.
Quand finalement , elle parut persuadée, elle s’embarqua sur la gondole que Byron avait faite préparer mais peu après son départ, se jeta dans le canal. Sans doute pas avec l’intention de se tuer. Mais cette femme avait vraiment le diable au corps.
C’était une créature d’exception. Personne ne pouvait réussir à l’humilier. Un jour, Byron excédé par une de ses habituelles brimades la traita de " vache ". –" Votre vache, son excellence " lui répondit-elle.
Enfin elle retourna retrouver son boulanger.
Byron continua à fréquenter la conversation de Marina pendant tout son séjour à Venise. Il finit, comme Lamberti et les autres, par l’appeler Nina. " Et moi, milord, comment vous appellerai-je : Zorzi ? " lui dit-elle affectueuse et souriante. " Comme votre voix chante, comtesse ", répondit Byron, " le diable n’a pas dans son carquois une seule flèche qui blesse le cœur comme votre douce voix ".
Byron confirma que l’eau représentait un des motifs les plus importants de résider à Venise. Un de ses plaisirs était celui de faire de longues nages nocturnes, en utilisant un seul bras, parce que de l’autre, il devait tenir une lanterne pour signaler sa présence aux gondoles, qui autrement l’auraient heurté. Le discours tourna ensuite sur la traversée des Dardanelles effectuée par le poète quelque temps auparavant. Mengaldo s’exclama " Si vous avez traversé les Dardanelles, rejoindre Venise du Lido n’est pour vous certainement pas une entreprise surhumaine ". Le défi était lancé. Il ajouta : " Du Lido à Saint-Marc et tout le Grand Canal ".
Le trajet fixé, il ne restait plus qu’à choisir la date. Aux deux compétiteurs se joignirent le consul Hoppner et son secrétaire Alexander Scott. Ils partirent à 16 heures, le 18 juin 1818 de Santa Maria Margherita au Lido, suivis par une escorte de gondoles. A l’entrée du Grand Canal, Hoppner avait déjà abandonné depuis un quart d’heure. Mengaldo renonça et sortit de l’eau au Rialto. Scott s’avoua vaincu quelques centaines de mètres plus loin à San Felice. Byron arriva jusqu’à Santa Chiara. Fabuleux défi (plus de quatre heures de nage) qui resserra les liens entre les quatre participants.
Malgré son âge, Nina, Marina, la comtesse Benzon, la Benzona, la Querini était encore une des dames les plus effervescentes de Venise. L’esprit ne faiblissait pas, mais la toilette devenait de plus en plus laborieuse (pâte pour les cheveux, crème pour le visage, pour atténuer les rides…)
Venise, 6 avril 1819, Byron annonce par courrier à son ami Hobhouse qui vient finalement de tomber gravement amoureux : " Je suis tombé amoureux d’un petite comtesse de Ravenne. Elle a dix neuf ans et mariée à un comte de soixante ans. Je l’ai vue la première fois chez les Albrizzi, puis revue chez les Benzon…Elle veut que j’aille à Ravenne " Et de fait ce fut le grand amour pour lequel il renia Venise. Il suivit à Ravenne Teresa Guiccioli, fille à la poitrine généreuse, aux cheveux tizianesques. " Elle vient de sortir du couvent. Elle est charmante, mais elle manque de tact. Elle répond à haute voix quand on lui susurre à l’oreille. Ce soir, elle a scandalisé au palais Benzon en m’appelant tout haut " mon Byron ". Il ne me plairait pas d’être tenu en laisse mais je suis amoureux et je suis fatigué de ces amours occasionnelles. L’occasion se présente de m’installer pour la vie ".
Ce fut le vrai grand amour de Byron. Une fille en or. " Je suis resté fidèle à ma relation avec la comtesse Guiccioli ", écrira-t-il de Ravenne, quelques mois plus tard, " et je peux t’assurer qu’il ne m’en a pas coûté un seul centime, même si, étant données les conditions de sa famille, il n’y a pas grand mérite à cela. Une seule fois, je lui ai fait cadeau d’une broche de diamants, et elle me l’a renvoyée avec une mèche de ses cheveux (ou mieux : d’autres poils dont je ne spécifierai pas la nature – il s’agit d’une coutume typiquement italienne) et note bien que depuis six mois, je n’ai pas vu une seule putain, me limitant à mes stricts devoirs d’adultère ".
Il partit pour Ravenne, sur un carrosse qu’il avait fait aménager sur le modèle de celui de Napoléon, avec un lit confortable, une bibliothèque modeste mais suffisante pour le voyage, un coffre-fort pour l’argenterie. A peu de distance, suivait un autre carrosse pour les serviteurs, les singes, les chiens, les pies…
De Ravenne, il écrit à son ami Alexander Scott à Venise, le 24 juillet 1819 : " …toute mon affection à la Benzon, tous mes vœux et mes remerciements à toutes mes connaissances, y compris l’Albrizzi. Quant à l’admiration des vénitiens pour moi, tu veux sans doute plaisanter ; je n’ai jamais chercher à la conquérir, même si je n’ai jamais fait de mal à personne. Ne te préoccupe pas de tenir secrètes mes intentions d’éloigner pour toujours ".
Après avoir traversé les inquiétudes du monde, la lampe de Marina brûlait ses dernières gouttes d’huile. Sa flamme, pour un temps, étincelante, se réduisait à une douce lueur, qu’un souffle aurait suffi à éteindre. Marina avait engraissé dans les dernières années elle approchait des quatre vingt ans, mais qui l’aurait dit ? Elle n’avait jamais renoncé à prendre soin de son visage et malgré le soin qu’elle prenait à se vêtir, elle n’avait plus sa belle allure. Quand elle passait dans les rues qui conduisent à San Beneto, de plus en plus rarement, ou quand elle se risquait à faire un tour en gondole, on la surnommait, elle, une des dames les plus connues de Venise " le matelas décousu "… Eh, oui ! toute belle fleur devient un jour foin.
En 1835, il y eut à Venise et dans les campagnes une épidémie de choléra. Cette fois, pensait Marina, je n’y échapperai pas. François d’Autriche lui-même mourut, frappé par la maladie. Elle attendait avec patience son tour. Il arrivait qu’on l’entende soupirer, étendue sur son vieux divan. Le sentiment religieux qui l’avait accompagné depuis son enfance et lui avait évité trop d’excès se renforçait en elle, dans ces jours qu’elle savait être les derniers. Elle sentait autour d’elle se dissoudre les heures, les instants.
La saison des couleurs voilées, des mystères, des ombres, des ambiguïtés, des secrètes inquiétudes et de la licence effrénée était définitivement perdue.
Marina se traînait péniblement, dans le même état que sa cité. Comme elle, Venise était dévastée par différents maux diffus. Ses membres étaient inertes, endoloris. Sur le même chemin désastreux allaient la cité réduite en esclavage et la dame qui en avait fait résonner d’allégresse les rii les campi et les calli.
L’idole des hommes, l’objet de vénération des amants fidèles, le symbole de la volupté effrénée était là, étendue sur son lit, attendant la dernière rencontre.
Elle meurt le 1er mars 1839. Il devra lui être beaucoup pardonné car elle aura beaucoup aimé, même si hors de toute mesure.
Sa mort passa presque inaperçue. Le sujet du jour n’était pas le passage dans l’au-delà d’une belle femme mais celui du pont ferroviaire que l’on commençait à construire et qui allait priver Venise de sa prérogative d’île pure.
THEOPHILE GAUTIER ET LA BIONDINA
Vers le milieu du 19ème siècle, arriva à Venise un célèbre poète et romancier français, Théophile Gautier. Avec quelques amis, il loua un soir une gondole équipée d’un chanteur, Girolamo. " Girolamo était un malandrin bronzé par le soleil, le vent sec de la mer et les nombreuses libations qu’il se permettait pour maintenir l’agilité de son organe vocal…Quand nous fûmes au large, dans le vaste canal de la Giudecca, qui ressemble à un bras de mer, presque à la hauteur de l’église des Gesuati, après s’être lubrifié les bronches avec un verre bien ras, il se mit chanter d’une voix rauque, profonde, gutturale mais qui portait loin sur les eaux, à la manière des chanteurs tyroliens, la Biondina in Gondoleta.
La barcarolle est délicieuse. Rossini en fait d’ailleurs citation dans la leçon de chant du Barbier de Séville. Elle peut être considérée comme le modèle de la barcarolle. Les autres ne sont que variations de ce thème. Il serait difficile, pour ne pas dire impossible de traduire dans une autre langue toutes les délicatesses du dialecte vénitien.
Une gracieuse blonde, dit la chanson, est montée en gondole. Par le plaisir, elle s’est endormie dans la barque entre les bras de son ami. De temps à autre, elle se réveillait….
Nous avons fait l’erreur de prendre le chanteur dans notre barque au lieu de le mettre dans une barque un peu distante ou bien l’écouter de la rive, parce qu’on jouit mieux de cette musique de loin que de près. Plus poètes que musiciens, nous en écoutions surtout les vers ".