Une traduction plus complète (mais cependant pas intégrale) du texte de la Biondina in Gondoleta de Tiziano Rizzo

LE GRAND CANAL
PREMIERES STROPHES DE LA POESIE
LA FAMILLE QUERINI
MARIAGE DE MARINA - PALAIS BENZON
PORTRAIT DE MARINA
DIFFICULTES DE LA REPUBLIQUE

L'AVANT DERNIER DOGE

LES FETES
AUTRES STROPHES DE LA GONDOLETA
SIMON MAYR - ANTONIO LAMBERTI
LE COUSIN ANGELO
VOYAGE EN SUISSE D'ANGELO
LES SALONS - LA MODE
LE CHEVALIER SERVANT
MARINA SE PROSTITUE ?
LE LUXE - LA REVOLUTION FRANCAISE
ISABELLA ALBRIZZI
UGO FOSCOLO
REPONSE DE MARINA
LES CASINI
LODOVICO MANIN
REVOLUTION FRANCAISE
LA FENICE
NAPOLEON

ARBRE DE LA LIBERTE
MARINA DANSE AVEC UGO FOSCOLO
TRAITE DE CAMPO FORMIO
ELECTION DE PIE VII
RETOUR DES FRANCAIS
STENDHAL
BYRON
PIERO BENZON
LA GONDOLETA EN ALLEMAND
MARINA EPOUSE RANGONE
CHATEAUBRIAND

PIETRO BURATTI
MORT DE MARINA
THEOPHILE GAUTIER


LE GRAND CANAL
Le Grand Canal : la plus belle avenue du monde. On ne se fatigue de le répéter depuis le Moyen Age pour la simple et bonne raison que c'est la vérité.
Sur les deux rives du grand serpent, s'élèvent des édifices qui ont l'empreinte de Byzance, des palais à la splendeur vénitienne flamboyante. Des édifices à l'architecture plus mesurée côtoient ces édifices somptueux. Quelques autres sont de dignes imitations de l'époque antique.
Voilà le Grand Canal. Pourtant, le pouvoir se tenait ailleurs : le pouvoir politique à Saint Marc, le pouvoir financier et le commerce au Rialto, le pouvoir ecclésiastique à San Pietro di Castello, le pouvoir militaire à l'Arsenal. Le Grand Canal est la voie la plus géniale que les urbanistes n'ont jamais imaginé pour accueillir et afficher les demeures des plus puissants : emblèmes de l'hégémonie.
Sur le Grand Canal s'expriment le contraste et l'unité, l'alliance et l'opposition des éléments fondamentaux de la vie de Venise : l'eau sillonnée par les vaporetti, les gondoles, les barques, les motoscafi et dans laquelle se reflètent les édifices ; la terre dans laquelle sont enfoncés les pilotis qui constituent les fondations de ces édifices. L'élément liquide, fluctuant, précaire dans lequel on se déplace : le Grand Canal, les rii (canaux plus petits) ; l'élément stable, la terre sur lequel on construit les maisons, les boutiques, les églises, les bureaux.
Cité d'antinomie, Venise, île et archipel, cité intime et secrète mais aussi cité fastueuse et résonnante; aristocratie et gens du peuple; double dans sa manière de séduire, par ses mystères et par sa clarté, par l'ombre de ses "calli" et par l'apparition subite de la lumière sur les "campi" ; double, au temps de sa grandeur, cette "unique demeure de la liberté" comme le disait Pétrarque, mais aussi dominatrice et conquérante ; double, ambiguë, ambivalente dans son essence même, dans sa matière partagée en eau et terre.
Et les vénitiens ? et les vénitiennes ? Subissant l'influence de l'environnement, eux aussi seraient-ils ambigus, un peu infidèles, courtois dans leur façon de vous accueillir, comme leur ville, mais très difficilement déchiffrables, tout comme il est difficile de s'y retrouver si l'on franchit quelques ruelles secrètes ? Aimables, on pourrait presque dire mielleux, comme leur dialecte. Mais vous est-il déjà arrivé d'assister à une vraie querelle entre deux vénitiens, ou pire entre deux vénitiennes ? Quelle impudence dans les paroles, quelle bassesse, quelle vulgarité : des imprécations à réveiller les morts. Le langage est lui aussi donc double.
Mais les habitants de cette merveilleuse ville savent être aussi généreux, désinvoltes, bizarres, et en conclusion, possèdent ces cent qualités, qui mélangées à leurs défauts, les rendent différents des autres individus temporairement abrités sous la lune et le soleil. Avec quelques traits distinctifs, comme celui d'apparaître et de ne vouloir être, la fluidité du comportement, le savoir se faire entendre, en somme tout l'humus dans lequel put s'épanouir la célèbre école diplomatique vénitienne.
En recherchant dans le dépêches envoyées à Venise par ses ambassadeurs, nous trouvons de nombreux exemples de "nécessaires prudences et précautions", qui voisinent avec le double langage. On trouve dans l'éloquence des ambassadeurs, confirmation du proverbe selon lequel "une parole suffit pour dire la vérité, mais combien en faut-il pour dire un mensonge" ou encore ce cet autre : "un couillon suffit pour dire la vérité mais il faut un rusé pour dire un mensonge".

LES PREMIERES STROPHES DE LA BIONDINA IN GONDOLETA
Nous examinerons un exemple cependant beaucoup plus superficiel que les dépêches diplomatiques. Il s'agit d'une poésie, écrite il y a plus de deux siècles par Anton Maria Lamberti, prince des poètes vénitiens du 18ème siècle. Simple, pertinente, mais toute autre que banale, cette poésie est devenue célèbre dans le monde entier, parce que mise en musique par Johan Simon Mayr, très célèbre à l'époque.
Elle s'intitule "La gondoleta" et commence ainsi :
L'autre soir, la petite blondinette
Sur ma gondole, j'ai emmené
De plaisir, d'un seul coup
La pauvrette s'est endormie

Est-il vraisemblable qu'une jeune et belle femme accepte l'invitation d'un soupirant, monte en gondole pour une promenade et s'endorme tout d'un trait ?Non pas vaincue par le sommeil mais par le plaisir. Voilà le premier mensonge. Nous ne chercherons pas à savoir s'il s'agit d'un mensonge typiquement vénitien ou s'il était d'un genre commun aussi en dehors de la lagune. Le fait est qu'il était sorti de la bouche d'un vénitien à Venise. Le poète soupirant, qui se retrouve avec la tête blonde de la jeune fille sur le bras, les yeux fermés, ment de manière effrontée en attribuant cet assoupissement soudain au seul plaisir d'être en sa compagnie, plutôt qu'à l'ennui.
Là, sur mon bras, elle dormait
De temps en temps se réveillait
Mais la barque qui la berçait
Bien vite la rendormait

Remarquons que nos deux jeunes gens ne sont certainement pas seuls. Un gondolier se tient à la poupe, sans doute un fidèle serviteur, et cela pour deux raisons évidentes : le poète est un gentilhomme et doit utiliser les services du gondolier de la maison ; par ailleurs si l'on admet que la blondinette appuie sa tête sur le bras de son soupirant, celui-ci ne peut pas ramer lui-même.
Il arrive alors l'inévitable : le poète s'impatiente et réveille la jeune fille. Et elle? elle se rendort. De temps en temps, il hasarde un nouveau mouvement, et elle, imperturbable repasse des bras du poète aux bras de Morphée. A la demande qui logiquement se pose, de savoir ce qui pousse la belle à se rendormir, le poète répond par un second mensonge : c'est la faute de la barque, il n'y a aucun doute. Son paisible mouvement ondulatoire la transforme en paisible berceau à l'intérieur duquel la jeune fille ne peut que s'endormir.
Mais le nœud du problème est le suivant (et il regarde non pas l'auteur de la barcarolle, mais sa dédicataire elle même) : la blondinette dormait-elle ou faisait-elle semblant de dormir? Sommeil, assoupissement, veille, léthargie, somnolence ?
Si deux jeunes gens sont en gondole, pratiquement seuls, alors que
Entre les nuages, la lune
Etait à demi cachée
La lagune était calme
Le vent à peine perceptible

Et si la jeune fille s'endort, malgré la sublime mise en scène, il faut bien admettre qu'un médecin lui aurait été plus utile qu'un poète.
On pourrait longtemps disserter sur les motivations profondes d'une action feinte en général, et de celle-ci en particulier, faisant appel à des psychologues, psychanalystes, psychiatres, confesseurs, sociologues et autres. Mais, disons le avec franchise, peu nous importe les résultats des enquêtes de ces honorables spécialistes. Nous préférons suivre une voie qui sera plus longue et plus tortueuse, mais ô combien plus passionnante, en commençant par nous demander si la Biondina est l'aimable fruit de l'imagination du poète ou si elle a véritablement été une femme de chair et d'os.
Tout le monde le sait qu'Antonio Lamberti écrivit La Gondoleta pour la très vénitienne comtesse Marina Querini Benzon, épouse d'un riche patricien. Comme preuve de la célébrité de la famille Benzon, un palais sur le Grand Canal dont les pierres semblent des apparitions au dessus de l'eau, "demeure qui fait penser à un lieu créé par la nature, une nature qui aurait créé ses œuvres avec l'imagination d'un humain", comme l'écrira Proust.
En cherchant à mieux connaître la noble dame, on réussira vraisemblablement à savoir si elle était portée à l'ambiguïté, au double jeu, comme son incomparable cité. Et au cas où nous la découvririons fausse, si elle appartenait à la race des menteurs, auxquels d'instinct, on n'accorde pas crédit ou à celle plus sournoise des menteurs que l'on est porté à croire.

LA FAMILLE QUERINI
Marina Chiara naquit le 18 juillet 1757 à Corfou. Sur cette accueillante île de la mer Ionienne, à peu de distance de la Grèce et de l'Albanie, son père, Pietro Antonio Querini , occupait une importante charge militaire. Corfou n'avait pas été conquise militairement. Venise connaissait l'art de la séduction diplomatique, argumentait sur de réciproques avantages économiques et usait de menaces voilées : une complexe opération politique couronnée par un acte de soumission appelé "dédition". Corfou fut acquise au domaine de la Sérenissime en 1386. Les habitants de l'île se déclarèrent contents de perdre leur autonomie et Venise fit de l'île une de ses plus importantes bases navales, la défendit contre les assauts des turcs et y construisit dans la seconde moitié du 16ème siècle deux imposantes fortifications et une vaste place d'armes, la fameuse "Spianata".
Les Querini avaient leurs racines dans l'île. Un des plus illustres personnages de la lignée, Angelo Maria, vécut entre le 17ème et le 18ème siècle et fut archevêque de Corfou. Mais à cette époque, il n'était pas obligatoire de rejoindre le siège de l'épiscopat et, de fait, il semble qu'Angelo Maria ne prit jamais le bateau pour Corfou et attendit d'être nommé à un poste plus confortable. Il n'hésita pas une minute à accepter quand il fut nommé archevêque de Brescia. Quelque temps plus tard, il s'empressa de rejoindre Rome où il fut nommé cardinal et bibliothécaire du Vatican. Un autre Querini, Gerolamo était Inspecteur Général de l'île quand naquit Marina.
Grande souche que celle des Querini même si certains généalogistes trop imaginatifs, pour les flatter, en font remonter les origines à l'époque romaine. Même fantaisie quand on prétend que Maurizio et Giovanni Galbaio , doges du 18ème siècle appartiennent à la famille Querini. Aucun doge dans l'arbre de la maison. Mais une dogaresse certaine et une autre incertaine. L'incertaine se nommait Agneta et fut l'épouse de Marino Zorzi, doge pour un an entre 1311 et 1312. Son nom de famille était probablement Querini , affirment quelques vieux chroniqueurs. Probablement ! Essayons d'y regarder de plus près. Peu de mois avant l'élection du doge Zorzi, les Querini étaient impliqués dans une affaire louche, le complot mené par Bajamonte Tiepolo contre le doge, complot initié par son beau frère Marco Querini, qui fut tué dans l'émeute. Un autre Querini, Zuane, fut exilé dans la petite île de Stampalia, en mer Egée. Elire doge à ce moment, un homme marié avec une Querini semble donc assez invraisemblable. Agneta, si elle ne réussit pas à se donner un nom, se contenta de son beau prénom.
Dogaresse et dogaresse de grande renommée et de grande autorité fut Elizabeth Querini, mariée très jeune, en 1649, à Silvestro Valier, jeune homme de 19 ans, dont les dons se manifestaient surtout dans les jeux et la fanfaronnade. On dit qu'il rodait toujours avec un jeu de cartes, prêt à parier et à garder le sourire en cas de perte. Son attitude à accepter avec courtoisie les coups du destin en fit un bon diplomate et quand le doge Francesco Morosini mourut en 1694, il fut élu doge. Il ne se distinguait pas par "d'exceptionnels talents et vrais mérites" mais cependant il était "très décoratif". Ainsi va le monde. Les revenus du "bon paraître" sont toujours considérables. Silvestro Valier l'avait déjà testé, quand ayant été envoyé porter les compliments du Sénat à l'Infante d'Espagne, Marguerite, de passage dans les états vénitiens pour se marier avec l'empereur Leopold I, il se présenta à elle, bel homme qu'il était, dans un élégant habit noir à la doublure dorée et garni de diamants. La princesse en fut plus qu'enchantée et lui fit parvenir sur le champ le titre de cavalier accompagné d'un très beau bijou.
Quand il devint doge, faisant fi d'une récente loi qui interdisait le couronnement de la dogaresse (les décrets limitant l'étalage de luxe et le gaspillage se multiplièrent à la fin de la République, mais il semble que seuls les pauvres les respectaient), il organisa une fastueuse cérémonie à laquelle prit part toute la ville. Elizabeth Querini "vêtue d'une veste d'or, ornée de zibeline, avec un voile blanc et la corne ducale parée de bijoux sur la tête, un collier avec des croix en diamants descendant sur le sein, assise sur le trône, entourée d'un grand nombre de gentilshommes, recevait les conseillers, les procurateurs, les sages…". Suivit une grande fête, avec lancer de pièces de monnaie au peuple sur la place. La salle du banquet fut préparée avec grand apparat, musique, ballet, libation et brindisi à la santé du Magistrat aux Pompes, dont le rôle était pourtant de veiller aux excès.
Les Querini furent gens de mer, ecclésiastiques, hommes de lettres : il serait trop long de les mentionner tous. Mais au moins, pouvons nous donner le nom de quelques uns parmi les plus célèbres, en hommage à la blonde Marina. Leonardo vécut au 13ème siècle et fut un capitaine naval invaincu. Pietro fut un navigateur téméraire : en 1431, il accomplit un voyage jusqu'au nord de la Norvège, puis progressant dans la mer du Nord, il alla au delà de l'Ecosse. L'amiral Marco Querini se distingua dans la lutte contre les pirates de l'Adriatique et contribua efficacement à la victoire de Lépante, le 7 octobre 1571. Sans vocation maritime, Alvise, homme de lettres et juriste, respecta la tradition familiale en écrivant, vers le milieu du 17ème siècle, un poème en l'honneur de Christophe Colomb, intitulé "l'Amiral des Indes". Enfin Antonio fut au 17ème siècle un susceptible et fin homme de lettres, sénateur, conseiller de la République durant les périodes difficiles avec le pape Paul V.
Une grande et belle famille que celle des Querini. Mais aussi celle de la mère de Marina, Matilde Da Ponte, qui pouvait se vanter d'avoir des ascendants illustres. Il y avait rien moins qu'un doge dans son arbre généalogique, certes non présenté dans l'histoire ni comme un grand prince, ni comme un fin politique, ni comme un diplomate rusé, mais enfin doge tout de même. La famille ne brillait pas par ses glorieuses origines, ayant été élevée au rang du patriciat en 1279 par le Conseil Majeur : noblesse récente donc et d'ailleurs perdue, on ne sait comment, peu de temps après avoir été conquise, puis confirmée à nouveau en 1406, on ne sait pour quels nouveaux mérites. Enfin c'est un fait qu'en 1578, Nicolo Da Ponte fut élu doge, élection disputée puisqu'il fallut plus de 40 tours de scrutin avant de s'accorder sur son nom, nombreux et réels étant les motifs faisant hésiter. Outre un piètre titre de noblesse, Nicolo apportait en dot une fâcheuse renommée d'enrichissement. Il était né pauvre parce que son grand père avait tout perdu dans le naufrage de son navire et l'on murmurait que sa richesse résultait de trafics louches. En particulier, on l'accusait de pratiquer l'usure. Ceci explique pourquoi Alessandro Gritti, lui aussi candidat au siège ducal éclata ainsi en plein conclave : "Ca ne me paraît pas juste de faire doge quelqu'un issu d'une maison de merde!". Qu'il appartienne à une famille si vile était l'opinion d'un concurrent. Qu'il fut un peu trop vieux, 87 ans quand il coiffa la corne ducale, se vérifia bien vite. Il prit l'habitude manquant pour le moins de dignité de s'endormir pendant les séances que sa charge lui imposait de présider. Il fallut pour empêcher de malencontreuses chutes installer autour de son siège des appuis enveloppés de velours.
La belle Marina aurait-elle hérité de ce lointain aïeul son penchant pour le sommeil ?

MARIAGE DE MARINA - LE PALAIS BENZON
Par un beau matin d'octobre 1777, exactement le 7, dans l'église palladienne de San Giorgio Maggiore, Marina prend pour époux Pietro Giovanni Benzon, vingt ans, lui aussi d'origine noble même si pas vraiment vénitienne. Sa famille était originaire de Crema, cité que, selon la tradition, les Benzon avait fondé au 10ème siècle. L'histoire établit pour certain qu'en 1403, les frères Bartolomeo et Poalo Benzoni, profitant des désordres qui avaient éclaté dans l'état milanais à la mort de Gian Galeazzo Visconti, s'emparèrent de Crema, et devinrent les despotes de la cité. Leur successeur fut leur cousin , le comte Giorgio, obligé de se réfugier à Venise en 1426 pour avoir eu avec les Visconti des démêlés irréparables (ils s'accusaient réciproquement d'avoir des visées expansionnistes et peut-être avaient-ils tous les deux raison). Les Benzoni se mirent au service de la Sérénissime, dont ils appartenaient déjà au patriciat, par la concession du doge Michele Steno depuis une vingtaine d'années. Voici donc comment les Benzoni de Crema devinrent les vénitiens Benzon et peu à peu s'apparentèrent avec la meilleure noblesse de la lagune. Au 18ème siècle, nous les trouvons dans un palais donnant sur le Grand Canal qui porte encore leur nom, ainsi que la "calle" qui y conduit à quelques pas de San Benedetto, appelé populairement San Beneto

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Partant du Rialto vers San Marco, le palais Benzon se trouve sur la rive gauche du Grand Canal, cinq édifices au delà de l'imposant palais Grimani. Mais contrairement à celui-ci, "sa façade n'offre pas de spectaculaires contrastes d'ombres et de lumières avec sa riche dentelle de pierres ; c'est cependant une demeure patricienne qui impose le respect ; la disposition des fenêtres est toute vénitienne." Il fut reconstruit dans la première partie du 18ème siècle, pour le rendre plus fonctionnel. "Cependant, avec de tels moyens, on aurait pu faire mieux encore", disaient autour certains jamais contents.
A observer la somptueuse galerie qui donne sur le Grand Canal, le palais Benzon est le reflet des goûts de Pietro, le maître de maison et l'opposé de ceux de Marina, la nouvelle patronne à laquelle le très amoureux mari confie la maison. Splendeur des lustres, grandes toiles, fresques, stucs dans la salle des fêtes. Accueillants sont les petits salons tapissés de velours piqués d'or et d'argent. Mobilier laqué, décoré d'or et vert pastel. Miroirs, profusion de miroirs. Chevaliers servants pour accueillir les dames et embarrasser les maris. Fauteuils en cuir doré, précieuses tabatières, chandeliers d'argent sur les tables marquetées. Au dessus de la cheminée, un autre miroir dans la corniche ciselée. Sur une console, les porcelaines de Saxe et un éventail. Là-bas, il y a le boudoir, petit salon privé de Marina, pour la toilette et les conversations privées : très raffiné, très intime. Tout au tour, un discret et efficace aller et venu de domestiques.

PORTRAIT DE MARINA
Marina était très belle, les cheveux blonds dorés, l'ovale du visage était parfait, le nez légèrement aquilin, le regard vif, attentif. Des mains gracieuses, tellement belles qu'elles servirent de modèles au sculpteur Antonio Canova. Elle était de grande taille, dépassant de tout le front son mari. En 1772, le peintre Pietro Longhi fit le portrait sur des toiles de mêmes dimensions de Marina, de sa mère et de son frère Stefano. Malgré la différence d'âge, les deux femmes se ressemblent tant dans les traits du visage que dans l'allure, Matilde, la mère, semblant quelque peu plus hautaine. Si l'on sait qu'aujourd'hui le portrait de sa mère est au musée national d'Alger et celui de son frère est la propriété de Cailleux à Paris, on n'a plus trace du portrait de Marina. Il en reste seulement quelques reproductions en noir et blanc. Sa dernière apparition en public remonte à 1922, à l'occasion d'une exposition de portraits italiens à Florence. A l'arrière du tableau, une inscription sur un papier ancien avec le nom de Marina, la signature et la date de 1792. La collection Charmet Padoan de Venise est la dernière localisation connue du tableau.

Marina Matilde par Pietro Longhi


La beauté de Marina, ensorcelante pour les hommes, dérangeante pour les femmes est alliée à une vive intelligente, une rare disponibilité qui met à l'aise quiconque l'approche. A une époque où l'intelligence et la raison tendent prévaloir sur l'imagination, Marina sait briser tout signe de formalisme. Elle est reine de la conversation, passe avec un naturel savant de l'ironie la plus tranchante à une solennelle rhétorique, de l'humour à une impalpable mélancolie.
La naissance de son fils Vittore, le 11 novembre 1779, la fit goûter aux craintes et aux joies habituelles de la maternité. Elle ressentit à cet égard la satisfaction du devoir accompli, celui d'avoir donné une descendance à son mari, important devoir aux yeux des patriciens. Elle éprouvait avec la plus grande intensité le sentiment d'indépendance, goûtait le plaisir de se sentir belle, femme accomplie et osait jouer le rôle de la femme libre jusqu'à l'impudence.
Riche, séduisante, bien mariée, avec un homme à la modeste envergure, une légion de domestiques à ses pieds, le risque était qu'elle sombre dans l'ennui. Mais son tempérament portait Marina à dépasser les limites et les conventions et à ne jamais supporter la tiédeur des situations normales. "Sa passion prédominante", écrivit le poète Buratti, un des habitués de sa maison, "est d'avoir des gens de toute sorte dans son brillant entourage".
Au dire de l'un de ses contemporains, Jacopo Foscarini, cette dame "à l'aspect digne et de grande taille" finit par ne plus s'apercevoir de l'existence du pauvre Benzon, un mari médiocre, contraint par les circonstances à devenir un "mari héroïque". Doit-on le dire? On murmurait que Vittore n'était pas son fils. Médisance ? On murmurait avec insistance que le vrai père de Vittore n'était autre que Stefano, le frère de Marina. Calomnie ? La langue peut faire les pires ravages. Mais bien que n'ayant pas de preuves, l'on sait que sans racines, l'herbe ne pousse pas, que rien ne naît de rien. Quelques mots susurrés, un regard entendu, un clignement d'œil, un effleurement auront donné naissance à cette rumeur.
On ne peut pas dire qu'elle ait eut avant son mariage un comportement irréprochable : on lui avait connu quelques amourettes ou un peu plus, et les domestiques du palais Querini auraient pu en raconter de belles (doit-on se fier aux commérages?), mais cependant elle s'était tenue de manière assez prudente, retenue qu'elle était par sa mère, une Da Ponte!
Mais après son mariage, sitôt le "oui" prononcé, elle ne voulut plus connaître la prudence. Les fêtes pour les noces semblaient ne pas vouloir finir, le luxe et la frénésie redoublaient d'ardeur. Il y avait ceux qui en pâtissaient et ceux qui en profitaient. Mais de là à soupçonner que… Le frère cadet, disputé par toutes ces dames, allait souvent, épuisé, grisé, passer une nuit au palais Benzon, entouré de nombreuses pucelles. Mais de là à insinuer que…
Pietro Buratti, langue perfide, auteur fameux de satires écrira, quand Marina sera déjà un peu vieille, un petit poème dans lequel il parle clairement de rapport incestueux.
Pour preuve, il souligne que la nature a oublié toute trace du mari légitime dans le visage du bébé, alors qu'au contraire le frère de Marina et le petit se ressemblent comme les deux moitiés d'une pomme.
Quoiqu'il en soit, Marina était une excellente mère, comblait d'amour le beau Vittore, jouait avec lui, le dorlotait, aimait le voir s'endormir, le soustrayait aux mains de sa nourrice pour lui chanter des airs populaires et des berceuses.

DIFFICULTES DE LA REPUBLIQUE - LES RICHES SE DIVERTISSENT
Dans les milieux aisés, la croissance était semblable à celle d'une fleur élégante et effrontée. La recherche des divertissements, des plaisirs, des rencontres joyeuses, des banquets, des salles de jeux était contagieuse et était la préoccupation majeure des plus riches.
Dans les sphères fréquentées par les gens du rang de Marina, on était peu disposé à reconnaître les dangers qui pesaient sur le sort de la République. Le tapage des fêtes qui n'en finissaient pas paraissait délibérément entretenu pour empêcher, à qui n'en avait l'envie, de s'apercevoir combien l'économie allait mal, la justice était approximative et le commerce en déclin. On savait ne plus être représenté dans toutes les cours d'Europe. On savait ce que signifiait pour un état d'avoir des ambassadeurs ne recevant plus le même accueil qu'autrefois. Mais on essayait de ne pas en faire cas. Et les réformes des finances et de l'agriculture ? Et les nouvelles règles pour le commerce, plus adaptées à l'époque ? Et l'appareil militaire inconsistant ? Plutôt que d'agir, de réagir, de coopérer, les organes du gouvernement et de la justice, en désaccord, stagnaient dans une inertie coupable.
Tandis que les riches dépensaient leur argent dans le jeu et la débauche, les caisses de l'Etat sonnaient le creux. On eut alors recours à un expédient, adapté aux situations imprévisibles et urgences qui en d'autres temps avait montré son efficacité. Comme en 1630, pour faire face aux dépenses considérables des guerres contre les turcs, quelques un proposèrent d'attribuer le titre de noble, avec inscription dans le livre d'or des patriciens vénitiens à quiconque verserait au trésor public la somme (loin d'être modeste) de 60000 ducats. La proposition fut repoussée avec dédain par le Conseil des Dix, mais on ferma les yeux devant les offres de 100000 ducats. Le Trésor public encaissa et plus d'une centaine de citoyens entrèrent ainsi dans la noblesse, au seul mérite de l'argent versé. Opération qui se répéta en 1656 et 1718. Opération qui faisait se retourner dans leurs tombes les très illustres ancêtres, peu soucieux que les finances publiques se portent mal - désormais, la gangrène - et que la liste des patriciens s'amenuise à cause des épidémies et de la faible natalité, laissant entrevoir l'extinction de la race. Vers la moitié du 16ème siècle on comptait 2500 nobles. Après la peste de 1630 (celle des "Promessi sposi"), un peu plus de 1600. En 1775, malgré les nouvelles admissions, ils n'étaient plus que 1300 et 1090 en 1797. En 1775, arriva ce qui, tôt ou tard, le prestige des patriciens vénitiens diminuant de jour en jour, devait arriver : à l'invitation adressée à une quarantaine de noble de la terre ferme de s'inscrire sur le livre d'or, seulement dix répondirent (autrefois, on aurait confectionné de fausses invitations !).

L'AVANT DERNIER DOGE : PAOLO RENIER

Portrait de Paolo Renier par Longhi


"Ecoutez celui qui vous parle" s'exclama le noble Darduin. "Vous savez très bien, Marina - pardonnez moi si je vous appelle par votre petit nom, mais vous êtes si jeune- vous savez, comme chacun ici, qui a pris pour épouse notre Doge : une ballerine, une femme de bas spectacles et ce n'est pas moi qui vous apprendrai quel genre de femmes sont ces femmes là. De mauvaises femmes. Trouvée à Constantinople, l'endroit idéal pour trouver une épouse. Elle s'appelle Margherita Dalmaz".
"Oui, nous le savons" répondit la maîtresse de maison sur un ton conciliant en reposant sa tasse sur la table et en faisant signe au serviteur de venir débarrasser. Elle ajouta : "Mais il a la sagesse de ne jamais la montrer. Jamais elle n'apparaît en public. Il ne nous l'impose pas comme dogaresse".
"Il ne manquerait plus que cela ! Qui lui permettrait ? Mais cependant, elle demeure au palais.", reprit en insistant Leonardo Darduin. "Elle continue à se montrer indécente et voilà même que cette girouette se met à donner son avis parler sur les bouleversements dans la hiérarchie."
Lombardo qui était en train de finir avec soin une cuisse d'oie, se nettoya la barbe et le coin de la lèvre pour dire aimablement : "De l'avis de beaucoup, elle était la réponse indirecte à Contarini."
"Carlo ?", interrompit Marina.
"Naturellement, le noble Carlo, parce que Contarini, dans son discours, au Conseil, s'en était pris à tous et plus particulièrement au luxe dévorant des possédants, comme si du goût du vin que nous buvons, de la toile de Flandre dont sont faites nos nappes, de la musique que notre Dame Benzon fait écouter dans ses salons, dépendait le sort de la République…Bon ,voilà que j'ai perdu le fil de mon discours… Qu'aucun remède à ces désordres, dit Contarini, ne se trouverait si les nobles ne changeaient pas leurs habitudes. Le doge Renier lui répondit à la première occasion, sans naturellement le nommer, que les citoyens et le peuple lui même s'accordent des luxes, des habits, des façons d'être ne convenant pas à sa condition. Qu'avec cette belle mode qui arrive de France, il se donne le droit de singer les patriciens".
"Naturellement", murmura Lamberti en plaisantant à l'oreille de Marina.
"Alors", reprit Darduin, "d'après vous, elle n'a fait que répéter les paroles du doge"
"Marina, pourriez vous avoir l'obligeancede dire à ce brave serviteur", dit-il en désignant le vieux domestique qui s'éloignait "de ne pas mettre ses coudes dans mes yeux quand il retire les plats"
"Oh pardonnez à mon bon Marcolin. Ce serait pour lui une humiliation de ne plus servir à table après quarante ans de loyaux service dans la maison Querini"
"Je vous en prie, nous savons que vous avez une dent contre Paolo Renier, mais c'est tout de même notre doge", continua Marina
"Oui, doge…Mais demandez donc à Gradenigo, le secrétaire du Sénat, comment il a été élu". Il révéla alors le contenu d'une lettre que Giuseppe Gradenigo avait eu la complaisance de lui faire lire avant de l'expédier à son frère, secrétaire à l'ambassade de Paris.
"Gradenigo n'a jamais caché son aversion à l'égard du doge", interrompit un autre invité, Gritti, "son jugement peut donc apparaître suspect".
"Il ne s'agit pas de jugements", poursuivit Darduin, "mais de faits, mon cher. La lettre que j'ai lue avec grande attention disait que le nouveau prince a dépensé beaucoup pour son élection : il a acheté des votes jusqu'à quinze sequins l'un, et il en a acheté environ trente".
"Ce n'est pas une grande nouveauté", intervint encore Checco Gritti, poète habituellement silencieux, "voici plus d'un siècle que les votes et les charges se vendent comme des oranges ou des dattes".
"Malheureusement, nous le savons, mais le problème est que l'argent de Paolo Renier a de plus été acquis par des trafics plus ou moins honnêtes, indignes de la part de qui veut devenir prince"
"Ca, je ne le savais pas" s'exclama Marina.
"Pardonnez moi", continua Darduin, "mais il y a à Venise des dizaines de personnes qui ne savent pas comment s'est enrichi Renier, quand il était ambassadeur à Constantinople, en spéculant, tirant profit personnel de la charge qu'il occupait, tandis que faisait rage la guerre entre la Russie et les ottomans…9000 sequins et c'est dans cette somme qu'il piocha pour se faire élire doge. Je le dis et le répète. C'est de Constantinople qu'il rapporta cette belle somme et cette belle femme."
Marina tenta de donner un ton plus léger à la conversation :"On dit qu'elle est vraiment d'une grande beauté. Est-ce vrai, Lamberti, vous qui l'avez vue ? Une femme qui ferait certainement vibrer vos reins, mon cher Darduin. N'y a-t-il pas pire péché que de tomber amoureux d'une belle femme ?
"La condition même doit être respectée" laissa échapper le patricien d'un âge certain, qui ne semblait pas disposer à arrêter ses récriminations. Marina se leva :"Pourquoi ne pas passer au salon ?" Les invités la suivirent.

Il est évident que le seigneur Gradenigo ne nourrissait pas à l'égard du doge élu en janvier 79 de vigoureux sentiments d'amitié. Mais le marché des votes et des charges était une pratique courante, signe des temps. Don Luigi Gesoni, contemporain de Paolo Renier écrit dans une Histoire des élections et des funérailles des doges : "Depuis un siècle, les électeurs, malgré les lois, entrent dans le cabinet avec la liste des 41, nombre des éligibles restant pour le dernier scrutin et en plein conseil, les patriciens pauvres vendent leurs votes."

LES FETES - LES THEATRES
Devant les difficultés qui s'amoncelaient, les patriciens, les citoyens, les gens du peuple préféraient s'étourdir dans un perpétuel carnaval. Ne dit-on pas : Quand le Carême touche à sa fin, il est temps de commencer le Carnaval
D'un côté les dépenses s'alourdissent. Contarini, encore lui affirme :"Ces avoirs qui suffisaient à vos Pères pour vivre et faire vivre la Patrie suffisent à peine aujourd'hui pour survivre"
D'un autre côté, le gaspillage sans retenue ne faisait que croître. Dans la frénésie qui poussait d'un banquet à un autre, d'une salle de jeu à un casino, on se s'apercevait pas que la liberté même de Venise était gravement menacée par des pièges mortels, pour la première fois depuis mille ans. Au palais ducal, siège des grandes institutions, on admettait la gravité de la situation. Mais le doge lui même ne savait qu'opposer de mous avertissements et nobles doléances. En plein Conseil Majeur, il avertit que tous les puissants d'Europe ont les yeux pointés sur Venise, prêts, à la première occasion, à se diviser la proie, parce qu'un Etat qui ne sait plus se gouverner, demande aux étrangers de le faire
Aux menaces de ruine, ne pouvait être opposée qu'une prudence inerte. Il ne restait plus qu'attendre l'heure de rendre des comptes. Un discours affligé, généreux mais en rien constructif fut prononcé le 9 mai 1780. 17 ans et 3 jours plus tard, les troupes françaises rentraient dans la ville
A l'occasion de la régate organisée pour la fête de l'Ascension (avec le rite des épousailles de Venise avec la mer) l'abbé Angelo Maria Labia avait écrit un sonnet où il décrivait le luxe qui s'étalait dans chacune des barques, l'or et l'argent semblant être jetés par les fenêtres.
Il concluait, affligé :
Quelles gens, quelles fêtes
Quel canal, quelles barques ! Oh Dieu, quelles femmes !
Et pourtant, je ne sais pourquoi, j'en pleurerais !

Mélancolie de poète ? Mais pourquoi pleurer ? Le divertissement était assuré, le seul malaise était provoqué par le choix de tel ou tel autre salon, tel ou tel autre tripot, les rues et les places étaient remplies de gens masqués, prestidigitateurs, bonimenteurs, spectacles. Et puis il y avait les théâtres. Les sept grandes salles ne suffisaient pas dans une cité qui comptait 140000 habitants, et fleurissaient le temps de la saison des petits théâtres de quartier. D'autres théâtres privés existaient dans les palais. Et juste avant la fin de la République, on inaugura le 16 mai 1792, le théâtre le plus prestigieux : La Fenice, construit après maintes disputes, querelles, polémiques. On allait traverser les plus graves heures de l'histoire.
Le théâtre, symbole du double jeu, lieu de camouflage, de fiction était l'obsession constante de nombreux vénitiens. La salle du théâtre de San Beneto ayant brûlé, le 5 février 1774, l'habituel abbé Labia écrivit de nouveau un sonnet :
…Que de tristesse pour un théâtre fait de bois
Qui sera reconstruit en un mois
Alors qu'on ne réagit en rien
A la ruine de nos cloîtres et de nos églises
…Je ne comprends pas cette ville

On dit que la chute de la République fut moins pleurée que la destruction du théâtre de San Beneto. Il fut reconstruit dans l'année même et bien que très enrhumée et fiévreuse la très admirée Marina était présente à la nouvelle inauguration. Il est vrai que le palais Benzon n'était qu'à deux cents mètres de l'entrée du théâtre.
Tandis qu'en scène, on représentait les comédies de Goldoni, dans le semi-obscurité de la salle, pouvait arriver tout ce que notre imagination réussit à nous suggérer, et le spectacle terminé, on se déchaînait, comme on peut lire dans une délation de Giacomo Casanova aux Inquisiteurs d'Etat. "Femmes de mauvaise vie, très jeunes prostituées commettent dans les loges les délits que le gouvernement tolère mais ne veut pas voir exposer à la vue d'autrui. Et cela arrive après la représentation". Un autre témoin, le conseiller Giovanni Rossi rappelle comment dans les derniers temps de la République le théâtre de San Cassiano était "le lieu de bacchanales, ayant l'habitude de donner lieu pendant les entractes des petits repas, et particulièrement des coquillages grillés. Cette pratique s'exerçait en toute liberté dans les loges et même dans les rangs d'orchestre où l'on allumait des lumières."
On savait se divertir à Venise. Et de l'Europe entière on accourait pour célébrer le carnaval qui semblait s'étendre du début de l'automne au printemps. En 1782, furent célébrées des fêtes grandioses pour l'arrivée du grand duc héréditaire Paul de Russie et de son épouse. La plus fastueuse des réceptions en l'honneur de Leurs Altesses eut encore une fois pour cadre le théâtre de San Beneto, où y brilla encore une fois la jolie Marina. En mai 1784, arriva le roi de Suède Gustave III, quelques mois plus tard le duc de Curlande. En somme, se multipliaient les occasions pour préparer des banquets, ouvrir les salons aux fêtes, représenter de nouvelles comédies, de nouvelles œuvres musicales, ballets, opéras bouffes, opéras dramatiques. Les compositeurs avaient le privilège de vivre dans un climat de perpétuelle excitation, curiosité, attente. On suivait les musiques de Paisello, Marcello, Boccherini, Cimarosa, Piccini… Toute la ville semblait vivre en musique, dans les théâtres, les églises, les maisons, les rues, ce qui fera dire au président De Brosses : "L'envoûtement pour la musique est inimaginable". Goldoni, dans ses Mémoires dit, qu'à Venise, "on chante sur les places, dans les rues, et sur les canaux. Les commerçants chantent en vendant leurs marchandises, les ouvriers chantent en quittant le travail, les gondoliers chantent en attendant le client".
Un fameux musicologue et compositeur anglais, Charles Burney, qui faisait en 1770 un voyage d'études dans toute l'Europe, raconte qu'arrivant à Venise, il fut tout de suite surpris de rencontrer dans les rues des groupes de musiciens ambulants (souvent deux violons, un violoncelle et une voix) qui étaient tellement bons musiciens que partout ailleurs en Europe, ils auraient attiré l'attention et auraient été applaudis, alors qu'ici, nul n'y prêtait attention. La vie nocturne aussi surprit le jeune voyageur. "On dirait qu'ici, à cette saison, les gens commencent à vivre après minuit", note-t-il, étonné. "A cette heure, les canaux sont pleins de gondoles, la place Saint Marc est surpeuplée et partout résonnent des chants harmonieux".

AUTRES STROPHES DE LA GONDOLETA
Aux dires de nos ancêtres bien aimés, qui nous ont laissé tant de proverbes, la quantité d'heures de sommeil accordée aux différentes classes de personnes seraient les suivantes : trois aux astrologues, quatre aux voyageurs, cinq aux marchands, six aux ouvriers, sept aux étudiants, huit au plus grand nombre, neuf à l'abbesse, dix à la comtesse, onze à l'entremetteuse et douze à la putain. Combien d'heures étaient accordées à Maria ? Noble dame, elle pouvait en espérer le nombre accordé aux comtesses.
Dans la douceur du soir de la lagune, elle dormait, la tête appuyé sur le bras d'un poète. Un tableau qui aurait fait soupirer d'émotion Henri Désiré Landru.
Un seul coup de brise
Fit voler ses cheveux
Et suffit pour que par ses voiles
Son sein ne fut plus caché

Ici, comment dire, l'aventure commence à devenir sinon inquiétante, du moins trouble. Un seul souffle de vent flotte, et malicieux, il ne se contente pas de défaire la chevelure de soie de la demoiselle, mais il soulève les voiles qui cachait un sein désiré, le faisant apparaître d'ivoire, angélique et palpitant. Ainsi,
Contemplant fixement
Les traits de mon désir,
Ce visage si lisse,
Cette bouche et ce beau sein
Je sentis venir en moi
Une agitation, un trouble
Une espèce de plaisir
Que je ne sais comment décrire

Le poète s'explique bien, il est plus efficace de parler de désir que d'un simple trouble fade. Que reste-t-il à éclaircir quand il ajoute être envahi .par un bonheur inexprimable ? Qui ne participerait à l'émotion de Lamberti (oserons nous l'appeler Antonio, ou Toni, comme ses proches ? Mieux vaut rester sur ses gardes avec ces gentilshommes d'origine paysanne). Tout cœur court un risque lorsque se dévoile un sein palpitant et désiré.
Marina n'était plus une pure jeune fille quand elle accepta la fatidique invitation en gondole. Il nous plaît sans doute de nous laisser tromper par le diminutif de "blondinette". Nous ne connaissons pas la date exacte de la composition de la chanson mais un document nous assure qu'en 1788, on l'entendait dans les rues. Il est donc vraisemblable qu'elle date de cette année.

SIMON MAYR - ANTONIO LAMBERTI
Il n'est pas risqué de supposer qu'un musicien de la veine de Mayr ait entendu de la voix même du poète les vers des exquises strophes. "Seigneur Lamberti, je serais vraiment honoré de mettre en musique de si beaux vers". Entre révérences et compliments se conclut donc la décision de perpétuer la renommée d'une belle femme. Union d'un poète estimé et d'un compositeur alors fort renommé dont ne sont restées cependant populaires que les quelques notes de la Gondoleta.
Johann Simon Mayr était né en 1763 en Bavière, et sa première étape italienne fut, très jeune, Bergame : trop près de Venise envahie par la frénésie pour la musique, pour qu'il ne réponde pas à l'appel. A Venise, ce précurseur de la sensibilité romantique s'impose par un remarquable talent et sa renommée s'étend dans toutes les capitales européennes, où il est invité à diriger ses opéras. Il en composa 63, le plus connu étant Médée. Après ses tournées à Dresde, Paris, St Pétersbourg, Vienne, il rentre à Bergame où il avait institué des "leçons charitables" de musique sans lesquelles, peut-être, Donizetti, issu d'une famille pauvre n'aurait jamais pu exprimer son génie. Puis il retourne à Venise où ses œuvres ont un succès égal à celles de Cimarosa.
Pour donner un exemple, pendant le carnaval de 1796, l'avant dernier de la Sérénissime et aussi le plus brillant, on donna à la Fenice son opéra Lodoïska, accueilli avec enthousiasme. Le théâtre de San Samuele fut réouvert en 1819 avec la même œuvre.
A part la Gondoleta (mais attention, il n'y a aucune preuve que l'œuvre soit vraiment de lui, parce qu'aucune partition ne fait mention de son nom), il mit en musique 11 chansonnettes avec accompagnement pour piano. Nous voici donc en face de poésies dont nous connaissons avec certitude l'auteur des paroles mais non celui du musicien. C'est le cas pour la Gondoleta mais aussi pour "El sofa", poésie encore plus fine et sensuelle.
Quand il écrivit La biondina in gondoleta, Lamberti avait une trentaine d'années. Il était né à Venise en 1757 d'une famille de riches propriétaire. A sa naissance, le sang qui coulait dans ses veines était celui de tout être humain. Il devint bleu en 1766, quand sa famille fut admise au Conseil Noble de Feltre. Enfant, il ne s'aperçut alors de rien.
Comme on le lit souvent dans les biographies des hommes de lettres, c'est contre sa volonté qu'il fut inscrit à la faculté de droit de Padoue, pour exaucer les vœux de son père. Son inclination le portait plutôt vers la physique, la chimie, la médecine et l'histoire naturelle. Pour finir il n'acheva aucune de ces études et quand son père mourut, il fut contraint, encore contre sa volonté, à prendre en charge les affaires de famille mais il se consacra aussi, par bonheur, aux femmes et à la poésie. Et il fit bien.
C'était un de ces hommes qui supplée à l'absence de beauté par d'autres dons plus durables. En voici le portrait tracé par l'auteur anonyme de la préface d'un recueil de ses vers publié en 1835 à Trévise : "Quelques imperfections dans son apparence n'empêchaient pas qu'on lui trouve un air aimable auquel s'ajoutait l'estime qu'engendrait ses multiples connaissances, sa remarquable mémoire, l'excellence de son cœur, la gentillesse de ses manières, son talent pour les langues, son esprit de réparti, ses dons particuliers à imiter les autres, son goût infini pour les belles choses et les belles actions, la gaieté de sa conversation. Pour voir réuni en lui de si rares et précieux talents, il était l'âme des sociétés les plus cultivées, toujours accueilli agréablement par le beau sexe".
Il écrivit beaucoup et beaucoup : des sonnets, des épigrammes, des apologies, cédant à la mode, se distinguant par son élégance et l'originalité d'un dialecte excessivement littéraire.

ANGELO QUERINI, COUSIN DE MARINA
Le vieux palais des Querini était cher à Marina depuis qu'enfant, elle était arrivée à Venise, venant de Corfou. Traversant le hall du rez-de-chaussée et montant le grand escalier, elle se rappelait avec quel enchantement pour la première fois, alors âgée de sept ans, elle se retrouvait seule dans la bibliothèque de son cousin Angelo. Elle lui était apparue comme une vaste et odorante église. Elle entendait encore les voix qui montaient du canal par les fenêtres ouvertes. Elles s'étaient soudainement tues, il lui semblait que c'était par respect pour les étagères décorées, sombres et hautes, les tables, les pupitres, les livres qui montaient jusqu'au plafond.
Sur la mappemonde immense qu'elle faisait tourner lentement, elle faisait défiler entre les terres découpées le nom des mers. Elle était appuyée songeuse sur le globe quand sa mère la retrouva : " Nina, que fais tu ici, coquine" dit-elle en se retournant vers le cousin qui s'était joint à elle pour la recherche. Il lui plaisait de se sentir prendre par les flancs et soulever par les mains de l'homme qui l'appelait ma petite princesse.
Aujourd'hui Marina (elle préférait son vrai nom, même si depuis toujours, elle était Nina pour tous) venait accueillir son cousin, à peine de retour d'un séjour un peu plus long que d'habitude dans sa splendide villa d'Altichiero, à quelques kilomètres de Padoue. Vingt ans étaient passés depuis cette nuit du 12 août 1761 où les Inquisiteurs d'Etat l'avaient fait arrêter. Jamais il ne pourrait oublier cette date et les sept mois d'incarcération dans le château de Vérone : une injustice, un violence perpétrée contre les fondements des lois, plus encore que contre sa personne. Depuis lors, le sénateur Angelo Querini avait élu asile dans sa belle villa d'Altichiero, où il poursuivait ses études sur la régulation des eaux de la Brenta, recherchait sans cesse des livres rares pour enrichir une précieuse bibliothèque qui ne servait pas, mais, comme le disait son amie Wynne de Rosenberg, n'était qu'une belle exposition de dos de volumes qu'on aime à manier, à feuilleter.
De ce refuge philosophique entouré d'un vaste parc, singulier, avec des temples de Vénus et d'Apollon, des "autels de l'amitié", des horloges botaniques, des labyrinthes, une "cabane de la folie", des petits monuments, des statues, des volières…, le sénateur Querini suivait les affaires de Venise, sollicitant et soutenant la présence dans la vie publique des novateurs avec lesquels il entretenait d'efficaces relations.
Ses retours à Venise étaient immanquablement marqués par une visite à sa jeune cousine expansive.
Il l'accueillit à nouveau par ces mots :"Mon petit amour de princesse, de reine même" tandis que Checchina e Gnese, venues escorter Marina se dirigeaient vers la cuisine. Cependant à l'intonation de la voix, elle comprit qu'Angelo n'était pas des plus sereins En scrutant son visage, elle craint même pour sa santé
"Que faites-vous ici, mon cousin, allez-vous bien ?" demanda-t-elle en l'embrassant.
"Et pourquoi ne devrais-je pas aller bien" répondit le sénateur d'un ton légèrement irrité, "Je ne suis pas malade, je vais bien". Marina comprit la ruse qu'il y avait à imposer cette tension, et d'un air faussement rabroué, elle posa ses mains sur les joues de l'homme en s'exclamant : "En voilà une façon de me parler, quel rustre vous êtes!"
"Pardonne moi, mon âme, tu as raison, je suis devenu rustre et je ne mérite pas ton bon accueil. Mais j'ai eu à traiter avec un personnage qui m'a fort ennuyé, une espèce de sot qui se cachait derrière l'apparence d'un gandin. Cet abruti parlait une espèce d'italien sans savoir le parler, comme si c'était une honte, une bassesse de parler notre dialecte qui pourtant se comprend jusqu'à la cour de Vienne."
"Notre cousin, le cardinal Anzolo Maria", ajouta Marina "me racontait que le pape le priait quelquefois de parler en dialecte vénitien qui lui plaisait tant, alors que Clément XII était toscan me semble-t-il."
"Toscan, florentin, c'était un Corsini".
Il avait suffi d'un sourire de Marina pou adoucir le vieux cousin. Vieux ? S'il pouvait se le dire lui même avec un brin de coquetterie, attention aux autres qui le lui dirait, considérant qu'à la soixantaine, il serait en âge se porter des béquilles. Ils parlèrent un peu de tout, de manière détendue, du fils qui "promettait bien", du parc d'Artichiero, où Angelo était en train d'arranger et d'enrichir le "petit bois aux Antiques", de Pietro Zaguri, ami du génial Casanova, que Marina avait rencontré hier à San Luca, des nouvelles peu réjouissantes venant de Paris sur le cavalier Goldoni.
"Et ton mari ?" demanda Angelo.
"Pur esprit, à tel point qu'il ne me semble pas être mariée. J'ai l'impression que toutes les vertus qu'il paraissait avoir se sont envolées le jour de ses noces sous la coupole de San Giorgio."
"Mais tu parais toujours en euphorie. Certainement que la situation est bonne comme elle est. Dis moi, plutôt..."
"Plutôt", interrompit Marina, "savez-vous que je regrette encore que vous n'ayez pu assister à mon mariage, parce qu'alors vous étiez par le monde"
"Tu sais bien que ce voyage était prévu et préparé de longue date… Disons plutôt que tu as profité de mon absence pour te marier…Quel jour était-ce, de 77 ?"
"Le sept octobre, trois ans sont passés".
"Le sept octobre. Où étais-je donc ? Il faudrait le demander au docteur Festari, qui note tout. Partis de Vicenza le 17 août, nous nous sommes arrêtés à Milan, nous sommes repartis le 21 ou le 22 pour Turin…"

VOYAGE EN SUISSE D'ANGELO - RENCONTRE AVEC VOLTAIRE
"Ah finalement, vous avez l'intention de me le raconter ce voyage. Vous savez que je suis curieuse de tout savoir. Tout le monde parle de votre séjour en Suisse, les uns en bien, les autres en mal. Vous y avez rencontré Voltaire et cet autre,.. j'oublie toujours son nom"
"Calme toi, petite, quelle agitation soudain. Je te raconterai tout en quelques paroles"
"En quelques paroles ? Mais cela ne me suffit pas"
"Oui en quelques paroles et ne m'interromps pas, je te prie. Nous étions arrivés à Turin… Mais je devrais d'abord parler de notre belle virée sur le lac Majeur, de notre visite aux îles Borromées, de l'aimable village d'Arona avec la colossale statue de Carlo de plus de 70 pieds avec un socle de 50 pieds. Puis nous avons visité Novara, Vercelli et à Turin les palais royaux, décorés avec tant de faste. Je passe sur les difficultés pour traverser le col du Mont Cenis et rejoindre Chambéry. Par bonheur, les conditions atmosphériques s'améliorèrent pour la traversée de la Savoie. Nous rejoignîmes la grande ville de Lyon.."
"Grande comment ? Combien a-t-elle d'habitants " demanda Marina
"Rien de comparable avec Venise et ses ruelles étroites. C'est une cité de la terre ferme… Mais tu le sais parfaitement. Lyon compte environ 150000 habitants, un peu plus que Venise. Quelle splendeur que la cathédrale gothique de Lyon ! Tandis que nous traversions les campagnes, les collines, le docteur Festari, mon compagnon de voyage, prenait des notes sur toutes les pierres, tous les fossiles, qui lui paraissaient dignes d'intérêt pour ses études de naturaliste. Un vrai scientifique. Mi septembre, nous étions à Genèvre. Et ne me demande pas combien d'habitants. Belle ville Genève, son lac, le Rhône. Nous y rencontrâmes Horace de Saussure, qui nous étonna en nous faisant assister à quelques unes de ses expériences faites avec une machine électrique."
"J'ai entendu parler de ce monsieur de Saussure. J'ai été curieuse de savoir qu'il s'occupe des phénomènes du ciel, ce qu'on appelle météorologie, je crois, et aussi des profondeurs de la terre."
"Brave petite Nina, on comprend à t'entendre parler que ta conversation ne se borne pas aux banalités habituelles mais que tu sais parler d'arguments qui méritent attention", dit le sénateur.
"J'espère que cela ne vaut pas ma condamnation d'être jugée autre qu'une petite tête légère et changeante"
"Mais Nina, mon amour, qu'ai je dit qui puisse t'offenser ? Ces choses là étaient, au contraire, dites comme un compliment"
"Bien, un compliment. Nous en étions donc à Genève"
"Continuons. Nous fumes reçus le 16 par Monsieur de Voltaire. C'est sa nièce Denise qui nous accompagna jusqu'à sa maison, à Ferney, à quelques kilomètres de la cité. Nous y fumes accueillis de la manière la plus exquise, avec des marques de vraie cordialité. Il nous dit qu'il regrettait de ne pas connaître l'Italie, notre belle patrie. Il voulut nous retenir à dîner, mais nos engagements ne le permirent pas."
"Dommage. Au moins, avez-vous pu échanger quelques opinions ?"
"Non, ce fut seulement une brève visite de courtoisie. Mais quelques jours plus tard, le vingt, si je ne me trompe, ou le vingt et un, c'était un dimanche, nous retournâmes à Ferney pour dîner avec le philosophe. Je lui portai un médaillon de bronze que j'avais fait exécuté avant de partir par notre brave Locatelli, médaillon avec le portrait de Voltaire lui même, et sur le revers, une figure de la Philosophie, qui terrasse et piétine la Superstition. Il en fut surpris et ravi. Je crois avoir réveillé l'amour propre de ce grand homme. J'eu l'occasion d'apprécier sa grande sensibilité, son sens de l'humour, son ironie cinglante et la supériorité de son jugement. Il nous retint jusqu'à cinq heures de l'après midi. Festari en fut enchanté."
"Vous ne voulez pas me dire de quoi vous avez parlé" interrompit Marina.
"Je ne crois pas que les sujets de notre conversation pourraient t'intéresser. Tu sais, la philosophie, la ferveur pour les idées nouvelles qui, en France, sont en train de pénétrer chaque couche sociale."
"Choses qui ne regardent que les hommes, auxquelles les femmes ne devraient pas s'intéresser, choses qui touchent à la liberté et l'égalité ? Tu te trompes, cher cousin"
"Voilà, ma petite langue franche", s'exclama le sénateur. "Attention, ma Nina, si tu étais parisienne, on risquerait de te voir à côté de cette Olympe de Gouges, une excitée anxieuse qui cherche à entraîner les femmes dans je ne sais quelle révolte. Attention, attention, chacun doit respecter le rôle que lui a assigné la Nature et Dieu."
"Ah vraiment, je devrais aller à Paris aux côtés de cette Olympe", aurait voulu dire Marina. Mais au contraire, elle demanda : " A propos, quel est le vrai du faux à propos de ces philosophes français qui rejettent Dieu et la religion ?"
"Il serait plus correct de dire", répondit Angelo, "qu'ils s'opposent à la religion comme prétexte pour empêcher la connaissance de l'homme et du monde. Voltaire. Tu ne peux imaginer le charme et l'autorité de ce vieil homme. Il ne parla pas longtemps. Il fut attentif à ce que nous lui disions des conditions de notre vie à Venise et de notre gouvernement qui "a perdu la carte de navigation". Selon Voltaire, le vice fondamental de la constitution vénitienne est le manque de contrepoids à la puissance du patriciat et le manque d'encouragement aux entreprises d'un citoyen du peuple. Si bien qu'à Venise, jamais un simple citoyen ne peut, comme dans l'antique Rome, s'élever à une haute dignité. Il eut de grandes paroles pour l'histoire de Venise. Les vénitiens, me dit le philosophe, en me regardant droit dans les yeux sont les seigneurs de leur cité, comme Dieu l'est de la terre, parce qu'il l'a créé, s'il est permis d'utiliser une telle comparaison. Attila passa comme un vautour et les vénitiens se réfugièrent sur les îles. Personne, ni rien ne les protège , sinon eux-mêmes. Ils font leur nid au milieu des eaux, les agrandissent, les peuplent, les défendent. Venise a conservé sa liberté pendant onze siècles et il me plairait qu'elle la garde pour toujours. La vraie liberté, c'est l'indépendance soutenue par la force. Pourquoi la liberté est-elle chose si rare ? se demanda le philosophe. Parce que c'est le premier des biens".
Après une brève pause, Angelo Querini se tourna affectueusement vers sa cousine : "Je n'ai pas assisté à ton mariage, mais j'ai eu l'honneur de rencontrer un des plus grands hommes de notre temps.
Il accompagna la fière et resplendissante Marina jusqu'à la porte du palis qui donnait sur le canal. Une gondole l'attendait. Ils se saluèrent. Il aida la jeune cousine à monter sur la gondole en la tenant par le bras. "Chère petite main", dit-il en la lui baisant "ma chère petite Nina"
Jamais ne s'éteindrait ce courant de sympathie qui passait entre eux.

LES SALONS - LA MODE
Mayr et Lamberti n'avaient pu se rencontrer que dans le salon d'une demeure patricienne, salon qu'on appelait alors "conversation".
Dans le comédie de Goldoni "Casa Nova", un des personnages affirme : "La plus pièce d'une maison doit être la conversation". Et dans Les Rustres : "Nous avons toujours notre conversation, où viennent parents, amis…"
Le salon, la "conversation" était habilement dirigé par la maîtresse de maison. Durant les réceptions discrètes qui s'y succédaient à rythmes réguliers ou non, elle régnait avec brio, avec élégance, avec aisance, jouant des clignements d'yeux, souvent très au fait des informations littéraires et enfin par la beauté, à laquelle pouvait cependant suppléer mille autres dons qu'une femme d'esprit sait étaler. Dans les salons, on échangeait des idées sur les arts, la poésie, les opinions sur la mode, les dernières représentations théâtrales. Dans le froufrou des amples robes, le susurrement des voix, les éclats de rire retenus pour une répartie malicieuse, on jouait aussi quelques morceaux de clavecin. Sur le divan, dans la pénombre, la maîtresse de maison prenait quelques instants de repos, se rafraîchissant avec un éventail en dentelle, objet très raffiné dont le maniement s'apprenait dans le guide pour "la femme élégante et érudite" : " Prenez l'éventail, dépliez le , jouez de l'éventail, abaissez l'éventail, reprenez l'éventail, agitez l'éventail". Une fatigue toute autre que celle des lavandières à la lessive.
Parmi les personnages qui se rencontraient dans les conversations, extraordinaires étaient les improvisateurs de vers, comme l'abbé Lorenzi et Monseigneur Giovanni Domenico Startico (les ecclésiastiques étaient nombreux dans les salons), Gianni qui fut "l'improvisateur impérial" de Napoléon. C'était devenu une profession ; on donnait un thème et le créateur se lançait comme un lévrier. Le librettiste de Mozart, Lorenzo da Ponte s'essayait aussi à ce jeu, et avec succès. "Ayant eu l'occasion de connaître divers improvisateurs célèbres italiens, je me mis en tête de me risquer moi aussi à improviser. Mon frère fit de même et nous réussîmes tous les deux assez bien pour être écouter avec un certain plaisir. Cette facilité à jouer ou chanter de manière impromptu sur n'importe quel sujet, en n'importe quel lieu, en vers, devrait suffire à faire connaître combien est poétique et à faire apprécier combien est précieuse notre langue".
La femme est reine dans le salon, un des lieux avec les théâtres, les casinos, les salles de jeu, où avec aimable insouciance, se met en action le souffle des commérages et le soufflet des médisances, où germent et s'épanouissent les désirs, les passions, les ardeurs, dans un entrelacement de tromperies, de solennelles infidélités. Les robes voltigent sur des cerceaux toujours plus amples, le rire jaillit d'une poitrine toujours plus généreusement exposée. Les volées de poudre de riz fort agréables si la poudre est pure, peuvent devenir très nuisibles si elle est frelatée par l'adjonction de quelque matière corrosive comme la craie. Les falsificateurs ne sont pas nés au vingtième siècle. Un d'eux, spécialiste en poudre s'appelait Pietro Caprina. il avait obtenu du gouvernement l'exclusivité de la production pour la ville, moyennant une taxe versée à l'Etat de deux mille ducats par an. Mais sa poudre qui était répandue sur les perruques provoquait la gale sur les visages et attirait des insectes dégoûtants dans les cheveux.
La concession fut retirée au fraudeur mais même le nouveau produit, qui était pourtant décrit comme naturel par le nouveau concessionnaire, conservait ses propriétés maléfiques. Si la poudre était tenue pour responsable des poux, on chercha ensuite au contraire une poudre capable de débarrasser des poux. Il convient ici d'élargir nos propos et de les étendre à l'hygiène du corps en général. Il fallait prévenir le danger d'extension des parasites sur d'autres parties du corps. Si l'on ne pouvait les éliminer tous, au moins essayait-on de limiter leur zone d'action au crâne. On inventa des coiffes, dont la mode s'empara rapidement leur imposant des formes et des dimensions absurdes : selon la saison, elles devaient ressembler aux ailes d'une colombe, à des choux fleurs ou à un panier orné de plumes, de fruits, de fleurs. Les coiffeuses faisaient d'excellentes affaires. Certaines préféraient les fabriquer elles-mêmes.
Enfin il y avait les perruques, lieu privilégié des insectes. On en fabriquait à Venise avec des peaux de chèvre, de cheval, avec des poils de queue de vache; mais celles qui avaient le plus de succès étaient celles fabriquées en France, patrie de la mode.
Les salons de Contarina Barbarigo, Marina Querini, Cornelia Barbaro Gritti… étaient les premiers à accueillir les nouvelles modes. Cependant, celle qui dictait la loi, c'était " la poupée de France ", celle qui était habillée au dernier cri parisien, qui, au début seulement, était exposée une fois par an, le jour de l'Ascension, maintenant beaucoup plus fréquemment dans les boutiques des Mercerie. Les robes des dames s'allongeaient, se raccourcissaient, s'élargissaient, se resserraient selon les fantaisies de la poupée. Quand apparut la robe pourvue d'une grande traîne, il y eut compétition pour avoir la traîne la plus longue. Plus tard apparurent les cerceaux, d'où des exercices qui n'avaient rien de naturel pour se vêtir , marcher, se dévêtir. Il semblait que la mode poussait la société, en grande partie décomposée
et privée de sens morale, à quitter tout bon sens.
La poupée exposée maintenant en permanence, changeait de vêtement tous les jours. A la mode parisienne, s'ajoutèrent les modes anglaise, turque, allemande… et les poupées de chair voulaient de suite l'imiter. Une noble dame dont on parlait beaucoup, à Venise, fut surnommée par Marina, la mode universelle, parce qu'elle s'habillait à la manière de toutes les nations.


Le prêtre Filippo Pizzichi, raconte que même les religieuses, en particulier dans le riche couvent de San Lorenzo s'habillaient élégamment à la française, un bustier orné de dentelle noire, un petit voile noir cernant le front, duquel dépassaient des cheveux bouclés, le sein à moitié découvert, tout cela les faisant ressembler plus à des nymphes qu'à des religieuses.
Un vêtement cependant resta typiquement vénitien, tout au long du siècle et fur même imité en France : il s'agit du " zendal ". C'était un drap de soie, parfois orné de broderies, qui couvrait la tête, tombait le long du visage jusqu'à la poitrine, dont les pans étaient passés derrière la taille puis noués. Simple, élégant, il permettait de couvrir et découvrir malicieusement le visage.
Insolent et intolérable pour les gens " bien " fut la croissante envie (quelle arrogance !) des femmes de classes inférieures de vouloir s'habiller comme les patriciennes.
Jusqu'aux ballerines, prostituées (ou presque) osaient se vêtir en grande dame.
L'usage du " zendal " se répandant parmi les femmes de toute classe, indice d'une nuisible tendance à l'égalité prêchée par les philosophes français, préoccupait les autorités, gardiennes de la tradition . Pourtant selon Lamberti, le gouvernement laissait faire, tolérait l'apparent nivellement des couches sociales pour amadouer le peuple.
D'un autre côté, il prenait des mesures pour mettre un frein au luxe. Lamberti, en quelques vers, décrétait que les vénitiens se divisaient en deux catégories : une moitié pauvre, réduite à l'aumône, désespérée, dormant dans les rues, l'autre moitié riche, toujours vêtue pour la fête, toujours insouciante.
Exhortations, menaces , avertissements. Mais le gouvernement continuait à se comporter avec indulgence. Il refusa une proposition faite au Grand Conseil qui devait aboutir à une égalité entre patriciens pauvres et patriciens riches. Paolo Venier avait applaudi vingt ans auparavant à de telles initiatives, mais aujourd'hui doge, il agitait le spectre des catastrophes. Les grands mouvements partant de France secouaient l'Europe, mais Venise restait sourde et seule.

LE CHEVALIER SERVANT

Gravure de Luigi Ponelato : Il Cicisbeo


Sigisbée, en italien : cicisbeo, parole onomatopéique, dérivée de chiachiericcio , parole qui fait sourire parce que parfumée de poudre, de sourires, de promenades, de futilité alors que le sigisbée était le plus fidèle, l'adorateur le plus dévoué de la dame à laquelle il consacrait ses journées. On l' appelait encore chevalier servant, terme plus viril. Son devoir était celui d'accompagner à l'église, au théâtre, au casino, à la salle de jeux, dans ses promenades, dans ses visites. En somme, il devait être à ses côtés à tout moment pour lui être agréable, y compris dans sa chambre pour l'aider à se vêtir et dévêtir. Byron décrivait le personnage comme "l'esclave surnuméraire, attaché à la dame, tel un lambeau de ses vêtements, qui n'a d'autre loi que la parole de celle-ci. Il est chargé d'appeler les domestiques, de faire approcher d'elle la gondole, de lui porter son éventail, son châle, ses gants, ses chaussures".
Naturellement, le sigisbée doit être agréé par la dame, mais aussi par son mari, et en fait, il s'agissait le plus souvent d'un ami en qui il pouvait avoir toute confiance. Toutefois, Goldoni écrit dans ses Mémoires : "il y a en Italie, des maris qui tolèrent de bon gré les chevaliers servants de leurs épouses même s'ils ne sont leurs amis ; il y en a aussi des jaloux qui supportent avec dépit ces êtres bizarres, maîtres en second dans les mariages mal réussis".
Un personnage qui s'adapte à tant et à de telles charges devait appartenir, on le suppose, à la catégorie des "platoniques", ceux qui parlent toujours d'amour mais ne le font jamais ou bien ressembler au Chérubin de Mozart qui parle d'amour aux fleurs, aux monts et aux fontaines et "à moi même quand je n'ai personne pour m'écouter". Il pouvait appartenir aussi à la catégorie des vrais amoureux, très respectueux, payés par un sourire de la créature quand il ramasse un de ses mouchoirs, cadeau d'un quelconque amant. Enfin il faut bien dire (le taire en prétendant l'hypothèse sans fondement serait une façon d'éviter le sujet) il pouvait parfois s'agir d'une personne du sexe masculin, mais sans attrait envers le sexe féminin, "le meilleur ami pour une femme". Il se déplaçait avec une gracieuse désinvolture, il acceptait le désagrément que pouvait lui procurer le fait d'accompagner sa dame jusque dans l'alcôve. Il admettait être le serviteur, l'adulateur mais ne se considérait pas comme rampant, il était le gardien, l'ami en qui tous pouvaient avoir confiance. Il aidait à monter l'escalier, il mélangeait les cartes, il présentait la tasse de thé, reconduisait la dame chez elle le soir et la restituait intacte à son mari, qui alors reprenait ses fonctions.

MARINA SE PROSTITUE ?
Dans une lettre datée de fin 1789 à Giacomo Casanova, Pietro Zaguri écrit : "Marina Benzon est ici au moins deux fois par jour, à la stupeur de tous, à la fureur de ses dix ou douze amoureux fous". Et il ne se passe rien, absolument rien, sinon que Marina, dame généreuse, libérale, comme toutes les dames de tempérament passionnel, allait rendre visite à un ami sexagénaire malade, provoquant la surprise de tous ceux qui la croyaient frivole et la rancœur d'une douzaine d'amoureux transis. Elle était charitable, elle était affectueuse. Chaque soir elle se rendait chez son vieux cousin Angelo Querini.
S'étant placée en dehors des normes, sa manière d'être exceptionnelle exigeait des équilibres exceptionnels. Elle aimait la vie, en cueillait les offres avec une ivresse qui la poussait aux excès dont elle eut du mal à se faire comprendre. Les hommes l'adoraient, elle se laissait adorer. Elle enrichissait de fantaisie les journées de ses amis, de ses invités. Pour déclarer à un homme son propre intérêt, elle était capable d'en faire peindre le portrait au fond d'une tasse de thé, portrait qu'il découvrait ébahi en vidant sa tasse.
Elle était irrésistible. Elle était admirée, estimée, malgré les vérités, les mensonges, les médisances, les exagérations, les inventions qui couraient sur son compte et que chacun pouvaient vérifier, parce qu'elle avait souvent laissé tomber le voile des convenances. Elisabetta Querini, mariée à Lorenzo Massolo qui fut l'amante officielle de Giovanni Della Casa, auteur du Galateo, fut sans doute une des ancêtres de Marina. Il est dommage que les deux portraits qu'en fit Titien aient aujourd'hui disparu. Qui sait si on y trouverait une ressemblance avec Marina.
Ses conseils, ses jugements étaient écoutés en société. Pietro Zaguri dans deux lettres adressées à Casanova, là où il finit ses jours, à Dux, nous en apporte encore la preuve. A une demande de recommandation avancée par le désormais vaincu Giacomo, Zaguri répond : "j'engagerai une très belle femme, la Benzon, qui m'a fait tant de choses, comme si elle m'aimait et m'aimait moi seul. Elle me tourne en dérision, mais j'en suis content, elle est plus belle que jamais (elle savait faire croire à chacun qu'il était l'unique, et si celui-ci s'apercevait qu'il devait la partager, elle n'en était pas mécontente). Croyez bien que j'y mettrai toute ma peine, mais croyez bien, comme tous ici, qu'il est difficile de ne pas être recommandé par le Dame tourbillon d'attraction". C'était donc une dame passe-partout.
Son fils Vittore ne voyait pas d'un bon œil ce va et vient perpétuel à travers la maison, des visages nouveaux continuellement, la porte toujours ouverte comme dans une demeure byzantine.
Moins que d'autres, il appréciait les habitudes de maman, qui dégradaient l'honneur de la famille, le nom des Benzon. Et encore, Vittore ne pouvait-il pas connaître toute l'histoire de Marina, parce qu'au temps des faits les plus graves, ou soupçonnés d'être les plus graves, il n'avait que sept ans. Que savait-il des sorties cachées de celle qui lui recommandait d'être bien sage? Où allait-elle alors, maman, à cette heure?
Comme tout le monde le sait, le bureau des Inquisiteurs avait à sa disposition une armée secrète d'informateurs. Un d'eux écrit : " Un certain David la Roca, de profession interprète, a fait connaissance, il y a quelque temps de Marina Querini épouse Benzon. Il lui a fait lier une solide amitié avec Chiara Graziani, habitant cour du théâtre de San Angelo où elle se rend chaque jour. Le dit David conduit dans cette maison des étrangers de toute sorte. On dit publiquement qu'ils dépensent beaucoup et jouissent de la dame. C'est dire qu'il fait l'entremetteur et que Marina Benzon se prostitue… 7 juin 1786. Angiolo Tamiazzo". Et il signe, l'infâme
Vrai ? Faux ? A moitié vrai ? Pour le compte de qui ? Vengeance d'un amant repoussé, déçu, trahi ? Est-il vraisemblable qu'une femme belle, riche, de moins de trente ans, fut réduite à l'état de vulgaire putain dans une maison où se trouve tout ce qu'il y a d'ordinaire, de sordide ? Si nous savions vraiment ce qu'est la perversion, nous pourrions nous interroger : Marina était-elle perverse ? Mais, qui peut nous suggérer les légitimes critères de jugement ?
Etait-ce un défi ? A qui ? A tous ? A personne ? A la vie? Une provocation ? Une compétition nécessaire ? Dans les rapports compliqués entre le sexe et l'argent, l'argent peut représenter le plus concret hommage à la beauté, remerciement au suprême don. Situation qu'avec nos médiocres compétences, nous ne sommes pas en mesure d'apprécier. On peut cependant exprimer une opinion sur un fait bien concret. La cour du théâtre de San Angelo se trouvait à moins de cent mètres du palais Benzon à vol d'oiseau et à moins de sept minutes de marche à pied pour qui a la goutte. Une femme quelconque, fut-elle sure de soi, effrontée, aurait quand même éviter un voisinage si proche et si embarrassant. A moins que ce ne soit un ultime défi.
Il est possible que la jalousie soit à l'origine de la dénonciation et ceux qui la croient innocente naturellement soutiennent cette thèse. Le rapport est cependant tellement circonstancié, les accusations si précises qu'il est difficile de douter.
Piero Benzon n'était pas aveugle mais, avec le temps, le tourment de la jalousie avait disparu. Il considérait la vie avec toujours plus d'indifférence, jouait modérément, s'adonnait à quelques amours avec des domestiques ou restaient en compagnie d'un nombre très restreint d'amis, médiocres compagnons. Elle disait encore bien l'aimer, à sa façon, et le considérait comme une charge supportable.
Chaque jour elle devenait plus belle, plus intrépide. Elle faisait ouvrir les quatre fenêtres du balcon, le soleil se couchait derrière la Ca' Balbi et les mouettes voltigeaient dans l'ait tiède. Elle se mettait au balcon, faisait des signes à qui passait en gondole, regardait passer les barques.

LE LUXE A VENISE - LA REVOLUTION EN FRANCE
Jacopo Memmo descendit de la gondole, renvoya d'un signe le gondolier et entra dans le palais Benzon à Murano. Marina se promenait dans les allées du grand jardin s'entretenant avec un jeune étranger. Marina présenta Jacopo Memmo comme le neveu d'Andrea Memmo, ambassadeur à Rome, à l'avocat Giovanni dal Pozzo, de Bologne. " Il se dit mon oncle " précisa Jacopo, " mais en réalité c'est un cousin ".
Toujours très occupée par les affaires vénitiennes, Marina ne venait pas souvent à Murano et le palais Benzon à quelques pas de l'épiscopat donnait des signes d'abandon, parce que même les maisons doivent être choyées par leurs patrons, plus encore par leurs patronnes, comme les animaux et les fleurs. Les deux anciens domestiques, qui avaient vieilli avec les murs n'avaient pas jamais fait plus que le strict minimum : ouvrir et fermer les fenêtres pour assainir un peu l'air. Piero Benzon, l'époux de Marina venait lui, un peu plus souvent. Elle, rarement, et cet après-midi de printemps, elle était heureuse de sentir qu'il était agréable aux deux hommes de se rencontrer. Chaque fois qu'elle venait, elle déplorait une aussi longue absence. L'air exquis paraissait disposer l'âme à l'amitié, à la confidence.
Jacopo demandait des nouvelles sur les idées qui circulaient en France en matière de religion, de littérature, de philosophie ; idées qui, il le savait bien, étaient très débattues là-bas, alors qu'à Venise, elles restaient pour ainsi dire clandestines. On parla de la censure qui opprimait la République, des principes de tolérance, et de la liberté, bien suprême sur lequel les philosophes français ne se fatiguent pas de discuter.
Marina réaffirma l'idée que les femmes devraient avoir les mêmes droits que les hommes.
Les livres qui affirmaient le triomphe de la raison sur le fanatisme circulaient à Venise et Casanova, de retour à Venise était chargé d'en dresser la liste et de la remettre aux Inquisiteurs (Voltaire, Diderot, Rousseau et son Emile, le Dictionnaire des Philosophes, les poésies licencieuses de Giorgio Baffo).
Parce qu'on parlait de ces livres dans le casino de Caterina Dolfin, amante et future épouse du procurateur Tron, le casino fut fermé pour quelques temps.
En 1790, à Paris, on chantait " Ca ira " ; à Venise, on chantait la Biondina.
En 1750, à Paris Diderot et d'Alembert donnaient à imprimer les premières pages de l'Encyclopédie. Elle sera publié à Lucca à partir de 1758 et à Venise…à partir de 1780.
Jusqu'en Amérique, où pourtant ne pèse pas le poids de l'histoire, les idées qui se développent en Europe ont des échos.
A Venise, on se précipitait pour le Carnaval. C'étaient les fêtes les plus somptueuses et les plus effrénées.
Le 13 février 1789 Paolo Renier, avant dernier doge meurt et est secrètement enterré dans l'église des Tolentini.
L'annonce de sa mort sera faite seulement le 2 mars, premier jour du Carême, pour ne pas troubler le Carnaval.
Pendant ce temps, il y a ceux qui meurent de faim, spécialement dans l'arrière pays et les autres domaines de la Sérénissime où la famine est permanente. Il manque de l'huile, du maïs et jusqu'au sel. La capitale s'en tire mieux : par exemple, elle dispose de 30 à 40% des réserves d'huile alors qu'elle ne réunit que 6% de la population. On comprend mieux pourquoi les populations vénitiennes, nourrissant de la rancœur contre la Dominante, accueillir les français comme des libérateurs. En campagne comme en ville, les couches les plus basses étaient touchées et donc circulait parmi les infirmes, les pauvres, les mendiants l'illusion d'une revanche.
Quel gaspillage, quel gâchis, par exemple quand le fils du doge Mocenigo, en 1771, épousa Polissena Contarini. Il lui fit offrir les bijoux suivants : 3552 brillants, 457 perles, 54 émeraudes, 152 rubis…et tout le reste !
A ces excès de luxe, s'ajoutaient aussi ceux des " femmes sans frein ", comme les appelait Casanova. Pourtant, les décrets se succédaient : " Les femmes doivent dans leur apparence faire connaître leur caractère de modestie et de sagesse ". Elles devaient modérer cette façon de se vêtir pour le moins désinvolte. Le spirituel Schieson avertissait :
Femmes, couvrez votre poitrine avec quelque tissus
Parce qu'ainsi découverte, cela ne convient pas
Si la pomme d'Eve a apporté au monde tant d'ennuis
Je me demande ce qu'il pourrait advenir avec deux pommes.

Le conseil des Dix essaya de mettre un frein à ces "détestables et excessives passions qui, par nature ne donnant jamais satisfaction, font une guerre insidieuse et obstinée aux lois, aux coutumes et au bon ordre de la cité". Il insiste affirmant que la femme est la principale cause de la décadence de la République. Voilà ! C'est dit. De qui est la faute ? De la femme. Si la République se décompose, la faute est due à l'indécente liberté des nobles femmes et des autres, qui vont au théâtre en habits licencieux. Il est insupportable de voir dans des lieux publics des femmes qui s'habillent selon leur fantaisie. Mais le conseil des Dix avait beau interdire, obliger, etc...rien n'y faisait. Les femmes continuaient à porter la mini jupe. "Elles se promènent sur le liston de la place Saint Marc, avec de simples pantoufles, le buste seulement couvert d'un juste au corps et une petite jupette très très courte". Elles fréquentent les salles de jeux accompagnées de leurs chevaliers servants.
A l'auberge de la Rizza, dans la calle larga San Marco, un capitaine des Exécuteurs contre les Blasphèmes, masqué, surprit un grand nombre de personnes qui jouait à la bassetta, parmi lesquelles il y avait des prêtres.
Le café à l'enseigne du Melon, sous les Procuratie Nuove était un "repère où frères et prêtres se montraient en compagnie de prostituées, à la vue de tous, chose horrible et scandaleuse".
La réputation de débauche de nombreuses auberges était connue. Servantes et jeunes hommes de bel aspect y étaient à disposition des clients. Un décret vint interdire aux aubergistes de recevoir les servantes et hommes de moins de trente ans.

LE SALON D'ISABELLA TEOTOCHO ALBRIZZI

Isabella Albrizzi par Vigée Lebrun
Pour les premières publications de ses œuvres, Antonio Lamberti eut comme conseillère et marraine Isabella Teotochi Albrizzi, la plus célèbre des figues féminines sur la scène de la fin du dix-huitème et du début du dix-neuvième siècle, restée fameuse pour sa fréquentation longue et amicale avec Canova et ses rapports forts avec Foscolo. Son salon était moins brillant et désinvolte que ceux de Cecilia Tron ou Marini Querini. Cependant on percevait une teneur supérieure, la qualité y était meilleure, les fréquentations moins confuses.
On sait que les conversations des nobles dames se disputaient les noms illustres de la peinture, les voyageurs revenant de Londres, Paris ou Vienne. Les plus illustres avaient l'obligation de passer par les trois ou quatre salons à la mode. Le premier d'entre eux était celui d'Isabelle Teotochi. La maîtresse de maison pouvait y soutenir des conversations sur n'importe quel sujet, en plusieurs langues.
Elle était née à Corfou, trois ans après Marina, en 1760. Elle, cependant, était vraiment grecque. Sa mère, Nicolette Veja, qui brûlait d'envie de devenir belle mère d'un patricien vénitien, la força à épouser un homme de trente ans très cultivé, très laid, boiteux.Tel était le portrait du gentilhomme Carlo Antonio Marin, commandant d'un navire ayant accosté sur l'île. Il fut ravi d'épouser Isabella, une fleur de quinze ans. Elle, moins heureuse. Par bonheur, peu de temps après, Antonio fut réclamé à Venise et elle, comme une brave fille, dut le suivre, se promettant de se venger des ennuis d'un mariage imposé par quelques nouveautés excitantes qui l'attendraient dans sa nouvelle cité.
Leur fils Giambattista naquit rapidement. Rapidement Carlo Antonio dut se rendre avec sa famille à Cefalonia où il venait d'être nommé inspecteur. Mais elle refusa, elle ne l'aimait pas, elle ne l'avait jamais aimé et saisit l'occasion pour s'en séparer. Avec sa personnalité brillante, à Venise, elle se créa rapidement un cercle d'amis de haut rang. Elle parvint à faire annuler le mariage et il resta plus à Marin de partir seul, tête basse.
Isabelle charmante et flatteuse, comme elle apparaît dans un célèbre tableau de Vigée-Le Bun (Lamberti écrivit à propos du portrait une de ses aimables poésies intitulée La cruauté de l'amour), fit soupirer Ippolito Piedemonte et pendant que son mari veillait au bon gouvernement de Cefalonia, il devint son amant (c'est ce qu'on dit et celui qui ne veut le croire se trompe). Il l'appelait sa "sage Isabella" et elle soutenait le sobriquet avec la désinvolture que lui donnait sa beauté et la conscience d'elle même. L'abbé Melchiorre Cesarotti qui aimait venir à Venise pour se reposer de la chaire de grecque de Padoue l'admirait et la comblait de révérences.

portrait de Ippolito Pindemonte 1753-1828
Pindemonte, qui était de Vérone, pouvait se permettre de rester longtemps à Venise dans le beau palais paternel de Santa Marina. Et n'étant pas, à la différence de Cesarotti, prêtre, il pouvait rendre à Isabella des hommages plus concrets que des compliments.
Dans la splendide demeure d'Isabelle, de grands noms résonnaient sous les lustres, au son de la musique : Canaletto, Bellotto, Francesco Guardi, Tiepolo père et Tiepolo fils, Rosalba Carreira, célèbre pastelliste . Les plus hauts noms de la noblesse parisienne de passage à Venise y venaient. Les anglais, les hollandais aussi. Les poètes, les hommes de lettres ne pouvaient retourner dans leur patrie sans avoir été reçus par la Teotochi. Madame de Staël y passa dans les premières années du dix-neuvième, plus tard Stendhal et Byron, et qui sait encore. Antonio Canova, le célèbre sculpteur était un habitué de la maison. Un jour il fit à Isabella un superbe buste d'Elena. S'il venait à Venise, Vincenzo Monti ne se privait pas d'une visite à Isbella." L'enchanteur" François-René Chateaubriand vint en personne. Tous restaient enchantés par le tempérament et l'amabilité de la belle grecque-vénitienne. Sir Walter Scott, l'auteur d'Ivanhoe vint à Venise lui rendre ses hommages. Il marchait avec difficulté, soutenu par son fils et paraissait hébété. Il ne lui avait pas suffi d'écrire une quarantaine de romans, il avait voulu y ajouter une vie de Napoléon en neuf volumes.

UGO FOSCOLO

Portrait de Ugo Foscolo 1778-1827
Plus qu'enchanté, véritablement subjugué, un adolescent aux cheveux roux, très avenant, lui aussi grec-vénitien arrivé dans la cité lagunaire en 1792, resta bouleversé devant Isabella. Il avait dix sept ans, était envahi par de généreuses idées révolutionnaires, riche d'une précoce science poétique. Elle était la femme de trente cinq ans d'une beauté totalement accomplie que chaque homme aurait voulu être autorisé à adorer.
On ne saura jamais si Isabella aima Ugo dès la première rencontre. Nous savons seulement quels seuil ils ont ensemble franchi. Le fragment retrouvé d'un roman de Foscolo, écrit à la première personne raconte les amours d'une femme, Temira et d'un adolescent. Il est impossible de ne pas reconnaître en eux Isabella et Ugo Un climat brûlant de passion et de désir y règne.
"A cette prêtresse de Vénus, je consacrai les premières années de ma jeunesse… Quel mystère entre les draps de son lit. Elle fut une amante de cinq jours mais resta une amie pour la vie. C'était après le dîner d'un soir d'été. Elle était étendue nue sur son lit, les coudes appuyés sur l'oreiller, la tête dans la paume de la main. Moi, j'étais étendu à côté d'elle, encore haletant et à peine sorti des arcanes où la Déesse m'avait entraîné. Le désir calmé mais pas encore éteint me portait à goûter le nectar du plaisir et je le savourais à petites gorgées. Mes mains et mes regards erraient ça et là extatiques sur ces beautés qui venaient de s'offrir à la violence de ma passion …Ma main courait mollement sur ses membres blancs avec quelques touches de rose incarnat. J'ai osé…là où un fin duvet blond…Petit coquin, dit Temira en m'embrassant et en souriant de mon ingénuité. M'aimes-tu donc ?…Oh! c'est seulement à cet âge, dit Temira, que les élans des hommes sont purs. Alors seulement nous respirons pour un moment le délicat parfum de la candeur et de la fidélité. Viens, viens donc. Les ébats d'une femme qui t'aime, t'instruiront aux plaisirs et t'éloigneront de la passion et du vice"
Aucune preuve que cette scène n'ait été vécue dans la réalité. Il semble plus probable que ce soit seulement le fruit de l'imagination du jeune Foscolo. Mais n'est-il pas plus agréable de croire que dans cette Venise décadente et voluptueuse, tout cela soit arrivé ? Que notre Isabella ait été une maîtresse d'amour ?
C'est justement à cette époque qu'Isabella obtint l'annulation de son mariage, qu'elle attendait depuis 19 ans. Peu de mois après, elle épousa secrètement Giuseppe Albrizzi, sénateur, inquisiteur d'Etat, dont elle aura un enfant du nom lui aussi de Giuseppe, surnommé Pippi.
Coïncidence ou conséquence ? Ugo Foscolo laissa sa maison vénitienne du Campo delle Gatte, à Castello. Il reviendra en janvier 1797 pour la représentation de sa tragédie Tieste au théâtre San Angelo. A dix neuf ans, il obtint un succès retentissant. Mais la figure du rôle principal, qui apparaissait comme champion des opprimés, ne plut pas à la police qui soumit Foscolo à des contrôles et des perquisitions incessantes et insupportables. Il trouva refuge à Bologne où il composa un hymne à Bonaparte libérateur. Il rentra à Venise en mai, après l'arrivée des français : mais Isabella était partie avec sa famille et quelques amis pour se consoler de la chute de la République dans la splendide villa de campagne des Albrizzi à San Trovaso, non loin de Trévise. Ils se reverront seulement au printemps 1806 et ce sera le grand amour, indubitable, entre le jeune déjà fameux poète et la désormais femme mure, la princesse Albrizzi.
Quand elle mourut en 1836, elle fut ensevelie dans la petite église des Grâces, dans un angle du grand parc de sa villa. Sur la tombe, une plaque sur laquelle on a gravé une longue inscription fait l'éloge d'une "femme par sa noblesse ancestrale et maritale…fidèle en amitié…tendre épouse…"

Personne ne savait encore que Byron, dans son journal, avait écrit à propos d'Isabella Albrizzi: "J'admire son esprit, mais sa conversation m'oppresse : une avalanche qui vous ensevelit sous un liquide aveuglant tout neige et sophismes". Ce serait une des raisons pour lesquelles Byron aurait opté pour le salon de Marina Querini Benzon.

LA REPONSE DE MARINA AU POETE LAMBERTI
Tonin Lamberti préférait Marina à Isabella. Personne ne pouvait en douter. Et il avait d'excellentes raisons. La maison de Marina était plus gaie. La conversation n'y était jamais ennuyeuse, un événement, une apparition y était à tout moment possible. Tonin Lamberti la fréquentait pour ces raisons mais surtout pour une autre éternelle et à elle même suffisante : il était amoureux de Marina. Non pas d'un amour maladif mais d'un amour débordant, tourmenté par la jalousie et les soupçons, douloureux pour celui qui l'éprouve et n'en est pas l'objet.
Ses goûts naturels l'avaient porté à choisir une certaine noblesse aussi bien dans sa littérature que dans son comportement amoureux. Il cultivait un amour serein, à l'apparence tiède, mais toutefois non platonique, ne se limitant pas à des soupirs contemplatifs.
En fait, là, dans la gondole bercée par les flots, n'en pouvant plus de contempler la fausse endormie, il se laisse entraîner par une incontrôlable vague de passion, nous arrachant notre totale approbation, n'en pouvant plus de ces jérémiades.
A la fin, ennuyé
De ce sommeil trop prolongé
J'ai fait l'insolent
Et n'ai pas eu à m'en repentir
Car, oh Dieu, combien de belles choses
J'ai dites et j'ai faites !
Non jamais plus aussi heureux
De mes jours, je ne serai
.
Comme c'était l'habitude alors, la poésie circulait. Les amis en recevaient une copie, ils en étaient ravis, et à leur tour, ils en expédiaient d'autres exemplaires. En peu de temps, Venise fut inondée de la poésie. Mais qui pouvait bien être cette Biondina ? Il est certain que c'était elle, Marina Querini, tous la reconnurent dans ce portrait.
A un jeune compositeur de talent, d'origine germanique, qui arrivait de Bergame, il plut de mettre les vers en musique. Un motif facile à retenir et la barcarolle résonna partout dans les canaux et les rues. Elle entra dans le répertoire des gondoliers et des femmes qui lavaient leur linge le long des rii. Venise était une ville où l'on chantait nuit et jour, en toute saison.
Dans l'hiver 87-88, il fait grand froid sur la lagune qui est gelée. On organisera de nombreuses fêtes sur l'épaisse couche de glace. C'est le carnaval et avec la lagune gelée, la cité trouve une occasion rare : celle d'élargir ses limites. On dansera sur la glace : farandoles, menuets, gavottes. On organisera des jeux, on dressera des manèges.
La Biondina in Gondoleta était née sous le signe du succès. Le 28 janvier 1788, l'espion Girolamo Lioni envoie à l'inquisition un rapport qui commence ainsi : " Selon votre demande, je me suis rendu dans les boutiques de café les plus fréquentées… chez Stefano, j'ai trouvé trois hommes qui chantaient la Biondina in Gondoleta…". Scandaleuse, la chanson, au point de mériter les dénonciations secrètes ? On sait que les agents de l'inquisition étaient nombreux, une multitude. La concurrence entre les espions devait être sévère et chacun cherchait à recueillir un maximum d'informations. En absence de preuves substantielles, on se contentait de peu et une gentille poésie comme celle de Lamberti pouvait constituer un cas à soumettre aux Inquisiteurs.
Si la Biondina ne plaisait pas à Girolami Lioni, elle ne plaisait non plus à Marina, destinataire de l'hommage. Passe encore que, dans les salons du palais Benzon, entre amis, quelques commentaires aillent bon train, quelques sourires s'échangent ; mais que les gondoliers élèvent la voix en passant sous les fenêtres du palais pour chanter " Mon Dieu, quelles choses ai-je faites, ai-je dites ! " et savoir que les garçons charcutiers, les boulangers, les marchands de fruits du Rialto, les ouvriers de l'Arsenal, les maçons…tous entonnaient la barcarolle, c'en était trop. Marina n'était pas prête à le pardonner et cette fois, Lamberti allait payer.
Marina ferma les fenêtres de la grande salle, pour oublier les rumeurs qui montaient des canaux, traversa le salon, se dirigea vers le boudoir, sortit quelques feuilles d'un tiroir, approcha l'encrier, y trempa la plume d'oie que le chevalier servant venait de tailler et commença à tracer quelques signes, quelques gribouillages. Elle fit tomber sur la feuille une goutte d'encre, écrivit une ou deux paroles, les effaça, et tandis que les mots lui venaient à l'esprit, elle les ordonnait, cherchait les rimes. Longtemps, elle s'arrêta pour relire, apporter des retouches, puis reposa la plume, parsema de poudre absorbante les deux feuilles, en souffla la poussière et les laissa bien vue sur le secrétaire.
Le jour suivant, à l'heure habituelle, arriva Lamberti. Marina s'entretenait dans un angle avec une noble dame accompagnée de son chevalier servant ; elle prit congé, s'approcha du poète : " Venez, mon cher " lui ordonna-t-elle d'une voix insinuante. Elle le fit attendre à la porte du boudoir et réapparut en lui tendant les deux feuillets. Lamberti lut, sourit et s'exclama : "Ma Nina, vous voilà donc poétesse à présent. Compliments ". - " Je veux que ces quatre strophes soient ajoutées à votre Gondoleta " - " Du calme ma Nina, me permettrez vous de vous donner quelques conseils. Relisons ensemble votre réponse et j'y apporterai quelques modifications " - " Va bene ". C'est ainsi que les strophes de Marina modifiées par Lamberti lui-même furent ajoutées, mais elles n'eurent qu'un succès éphémère.

Chante, infâme, les bravades
Que tu as dites, que tu as faites.
Mais raconte plutôt la vérité
 Sur la gifle maudite
 Que tu m’as obligé
 A donner sur ton museau.
 Et pour finir, chante
 Comment, sans aucun résultat
Tu es resté là, le bec cloué

La Gondoleta resta cependant célèbre tout au long du 19ème siècle, recevant l'hommage de plusieurs transcriptions musicales, dont la plus fameuse fut celle de Listz.
Le dernier en date à paraphraser la Biondina semble être Bruno Maderna qui, en 1972, évoque dans une de ses partitions (Venetian Journal 10ème page) le thème de la barcarolle dans un arrangement pour harpe et ténor.

LES CASINI
Une autre particularité du dernier siècle de la Sérénissime est celle des "casini". La résidence des plus riches tend à se dédoubler, donnant naissance à ces secondes maisons qui ne sont pas de modestes pieds à terre mais de véritables appartements dans lesquels on converse, on joue, on reçoit, on rencontre ses amants. En somme, on y fait tout ce qu'on ne peut faire officiellement dans sa demeure principale. On les appelle "lieux de géniale réunion, de réunions joyeuses, d'amours cachées" ; cette dernière fonction prendra le pas sur les autres, donnant au mot "casino" le sens qu'il a conservé aujourd'hui, celui de bordel. A ces casini privés, il faut ajouter les casini publics, dans lesquels les citoyens, se réunissaient par catégories, pour jouer, bavarder, se divertir.
On comptait à la fin de la République 136 clubs de cette sorte.
Mais ces casini publics étaient apocryphes. L'authentique, le vrai casino était le casino privé. C'est là que se déroulaient les scènes les plus savoureuses, surtout en ce qui concerne les femmes…Il suffirait de connaître la femme du noble Roggero Badoer, "très vive", pétillante, selon un rapport des inquisiteurs, et généreuse envers les généreux. Et son mari ? Il lui pardonnait, disant que c'était d'avoir une belle chose que d'avoir une femme à qui les autres donnent à manger, vêtissent et donnent divertissement.
"C'était là", dans les casini, écrit Gaspare Gozzi dans l'Observateur, " où en parlant, en jouant, en faisant la fête, que la débauche s'appelait galanterie, l'effronterie s'appelait urbanité et le vice plaisanterie ; où, quant au luxe des vêtements, les femmes rivalisaient à chaque apparition".
Il y avait par ailleurs des casini de plus haute tenue, ne peut aller jusqu'à dire austères, comme celui à San Zulian de Caterina Dolfin Tron, une femme qui ne se préoccupait pas uniquement du léger et de l'éphémère. On y lisait à voix basse les sonnets obscènes de Giorgio Baffo. Caterina, la femme du procurateur Andrea Tron (avant de divorcer de son premier mariage, elle en avait été l'amant) était une femme cultivée, brillante, riche d'esprit, admirée dans le beau monde pour la grâce de ses vers. Elle n'était guère fidèle, elle l'admettait volontiers. Les frères Gozzi étaient ses premiers admirateurs ; Carlo vantait les "lis et les roses de son visage et l'or de ses cheveux". Gasparo entretenait avec elle une correspondance passionnée, parce qu'elle fut la seule à le soutenir, même économiquement dans les moments difficiles : "A sa générosité et charité, je dois de pouvoir survivre avec toute ma famille". Elle était très riche et pouvait se permettre de belles générosités. Quand l'empereur Joseph II vint à Venise accompagné des archiducs Massimiliano et Ferdinando et du grand duc de Toscane, Caterina Tron donna dans son palais de San Stae une fête retentissante, à laquelle étaient invités deux cents nobles dames accompagnées de leurs maris et chevaliers servants.
Son mari, Andrea, procurateur était un homme de tempérament, un diplomate de race. Il avait été ambassadeur à Vienne, à Paris, à Rome. Il connaissait le monde et aspirait à la charge de doge. Il ne réussit pourtant jamais à porter la corne ducale ; mais grâce à sa femme, on peut dire qu'il porta cependant les cornes. Un épigramme disait : le diadème ne lui a pas été donné par la patrie, mais par sa femme. Il est vrai que celui qui aune belle femme ne peut l'avoir pour lui tout seul, autre proverbe ancien.

ELECTION DE LODOVICO MANIN
Sur son lit de mort, Paolo Renier faisait des pronostics sur le nom de son successeur. Ayant écarté Piero Gradenigo parce que "voleur" et Andrea Memmo parce qu'il riait toujours, il affirma : "Le trésor public est en ruine, il faut un riche, ce sera Ludovico Manin".
Le 3 mars 1789, Ludovico Manin fut élu au premier tour de scrutin. Son grand adversaire Piero Gradenigo décréta : "Ils ont élu doge un frioulan,??? la République est morte". La famille du nouvel élu était d'Udine, elle s'était installée dans la lagune et avait été admise au rang des familles patriciennes en 1651, contre la somme de cent mille ducats. La famille était très riche. Lui seul, le nouveau doge, possédait autour de sa villa de Passariano, 5986 hectares de terre. Il dit dans ses Mémoires avoir entendu des voix lui annonçant son élection pour certaine. "A cet événement, j'étais fermement opposé, ma femme nourrissait les mêmes sentiments ; elle voulait que je me défende…Moi, alors en perdant toute estime, je me présentai à chacun des quarante et un grands électeurs, les larmes aux yeux, en faisant tous les efforts. Mais la chose était décidée ; il n'y avait plus de remède.


Il accepta à contre cœur.
"Mon frère Stefano m'a raconté que tout de suite après son élection, les vieux Manin s'est évanoui…Mais pardonnez moi encore, me voilà à nouveau en train de parler en dialecte vénitien" dit Marina.
"Mais je comprend très bien votre dialecte, cousine" répondit le comte Benzone di Pandino. "je vous prie, ne faites pas attention, je suis habitué à lire en dialecte les poésies que vous avez l'amabilité de m'envoyer, de vos chers poètes Gritti, Goldoni , Lodovico Pasto et en particulier j'apprécie celles de votre ami Lamberti. Quel poète délicieux, dans ses vers, résonne la musicalité et la finesse de votre parler, chère Marina"
La gondole filait légère et rapide sur le Grand Canal. Elle passa devant Ca' Foscari, Ca' Giustinian. Voilà maintenant le palais Rezzonico
"Pourquoi de dernier étage a-t-il été construit avec une pierre de couleur plus claire que celle des étages inférieurs" demanda le cousin Benzone.
"Elle n'est pas plus claire. Elle est…comment dire, plus fraîche Le dernier étage est de construction plus récente. Il a été ajouté il y a quelques années, tandis que le rez de chaussée et le premier étage sont du siècle dernier de l'architecte de la Salute, Baldassare Longhena.
"Mais je vous disais que tout de suite après le dîner qui suivit son élection le vieux Manin, pris par l'émotion, s'évanouit. Alors ses conseillers qui se tenaient près de lui le portèrent au lit. Voilà comment il fit son entrée dans les appartements réservés au doge, pauvre vieux".
"Mais il était si vieux que ça, quel âge avait-il ?" demanda le comte
"Il avait passé la soixantaine. Soixante quatre ou soixante cinq. La première chose qu'il a faite après son élection a été d'écrire un billet à son frère Piero. Il le remit à Stefano le priant d'aller le porter à cette adresse et mon frère m'a dit que ce billet était trempé de larmes.
Il demandait à Piero de s'occuper de la cérémonie d'intronisation, en prenant comme modèle pour les dépenses et le reste, celle du doge Mocenigo, prédécesseur de Paolo Renier
"Et le couronnement ?", demanda le cousin, "Il m'aurait plu d'être à vos côtés, mais des complications à Villafranca m'en ont empêché"
Marina se sentit en devoir de raconter dans les menus détails la messe à Saint Marc, et après la messe (elle était dans les premiers rangs, tout de suite derrière les rangs réservé aux sénateurs), la remise de l'étendard rouge portant le lion d'or : Consignamus Serenitati vestare vexillo - vexillum laissa échapper le cousin en la corrigeant. Pardonnez moi j'ai presque tout oublié mon latin mais certaines formules me sont restées

En répondant "J'accepte", poursuivit Marina, sa voix était brisée par les sanglots. Et puis, suivi du ballotino et de quelques personnes de la cour, il était monté à la loggia, tandis que la foule s'amassait devant l'église et que les patriciens passaient dans la cour du palais.
"Non, je n'étais pas sur la place quand le doge s'est présenté à la foule. Mais vous connaissez la formule, cousin ? celui des plus âgés des quarante et un électeurs se tourne vers le peuple et proclame : Voici votre nouveau doge, s'il vous plait"
"Et s'il ne devait pas plaire ?"
"C'est pareil. Mais le doge plait toujours aux vénitiens. Même s'ils l'affublent de sobriquets. Il faut peu de temps pour trouver les mots justes. A celui là ils ont déjà fait savoir qu'ils le connaissaient bien et qu'il n'ont guère apprécié le peu de monnaie qu'il a jeté du pozzetto en faisant le tour de la place.
"Le pozzetto ?" interrogea Benzone.
"C'est une espèce de grand siège à baldaquin, sur lequel est porté le doge pour recevoir le salut de la foule. Il fait le tour de la place avant de rentrer au palis ducal. Là il se présente, en grande solennité devant l'escalier des Géants.
Mais je ne vous ai pas encore rapporté, comte, l'épigramme qui circule à Venise depuis quelques jours". Elle se tourna d'un coup vers le gondolier "Savez vous où que nous allons au palis Trevisan Nous sommes déjà rio de Sant'Agnese Il fallait tourner avant. Dormez-vous?"
"Excusez moi, illustre dame, mais j'écoutais ce que vous disiez de l'élection du doge", tenta de s'excuser le gondolier en faisant faire rapidement demi-tour à la barque.
"Tu devrais t'occuper de ramer au lieu d'écouter les discours de ta patronne, compris ?"
"Vous avez raison, illustre dame, vous avez raison", répondit Berto en s'inclinant.
"Et en plus tu fais l'impertinent, faquin, je suis sur que les serviteurs du comte Benzone ne se hasardent pas à ce genre d'impertinences que nous devons subir ici à Venise", souligna Marina avec un regard complice vers Benzone.
"Mais, ici, à Venise, chère cousine Marina, il existe une antique et sage tradition qui a su instauré une certaine familiarité entre les patriciens et les gens des basses couches, spécialement avec les serviteurs de la maison. C'est un rapport loyal".
"Il n'existe plus cher cousin", interrompit Marina "ce n'est pas ici le moment d'en parler mais je vous assure que ce rapport entre les couches sociales s'est gâté. N'en parlons plus je vous prie. Mais plutôt, revenons au récit de l'élection. Vous parliez d'un épigramme…"
"Oui, ils lui ont dédié quelques vers"
"Ceux là je les sais encore" intervint encore le gondolier et il chanta
Le Doge Manin
N'a pas la main généreuse
Il a le cœur mesquin
Il est né dans le Frioul

"Berto, tu es vraiment un insolent. Continue à ramer et tais-toi"
"A vos ordres, Excellence", répondit Berto, mais il y avait encore dans l'intonation, une espèce de révérence fort suspecte.
"Pour finir brièvement", reprit Marina avec le ton de celui qui à envie de conclure, quand lui fut remis la corne ducale, devant la porte de la milice de lamer, dans la loge interne, le vieux conseiller prononça la formule : "Accepte la couronne du doge de Venise", il se mit à pleurer encore une autre fois.
"Ah quel doge faible nous avons élu"
"Vous avez raison. Le vieux Manin a perdu la route et conduit dans le brouillard"
"Veux tu te taire", répéta encore une fois Marina
Mais se tournant vers son cousin, elle ajouta à voix basse :

"C'est pourtant la vérité que Manin était privé d'énergie, mais il faut lui reconnaître une grande honnêteté et une immense richesse. Mais un navigateur qui perd de vue les pieux qui délimitent les canaux et qui vogue dans le brouillard n'est pas rassurant"
Ils passèrent devant l'église de San Trovaso, Marina fit le signe de croix, la gondole tourna à droite dans le rio di Ognissanti et accosta au palais Trevisan

EN FRANCE, LA REVOLUTION
Deux mois après l'élection de Ludovico Manin, la Révolution Française éclate ; le peuple parisien prend d'assaut la Bastille, la prison d'Etat de l'ancien régime. Dans les villes françaises, envahies par le nouvel élan, la nouvelle culture de l'égalité, on dresse des arbres de la Liberté. L'ancien régime basé sur l'organisation corporative de la société et sur des privilèges honteux (les trois quarts du sol appartenaient à la noblesse et au clergé, qui ne travaillaient pas) était bouleversé. L'esprit de renouveau (bien accueilli par une part de l'aristocratie) soufflait. On assistait au nivellement des classes sociales, à l'élévation à la dignité d'êtres humains de tous, on donnait satisfaction aux intérêts économiques de la bourgeoisie.
Et à Venise ? On discutait des courants de pensée, fondements de la Révolution sur un ton à peine supérieur à celui en usage pour parler de la poupée de France, exposée dans les Mercerie, à quelques exceptions près , Pisani, Grimani, Soranzo, Andrea Memmo, animateurs de projets de réforme restés inécoutés.
Et le doge ? Et le Sénat ? On se disputait, on bavardait, on sommeillait, on raccommodait. Si quelqu'un élevait le ton, on le faisait taire. Si quelqu'un invitait les conseillers à regarder par les fenêtres du Palais ce qui se passait dehors (la déclaration des droits de l'homme en 1776, en France en 1791), on le priait de se rasseoir, de se remettre au chaud dans son fauteuil.

Au Musée Correr - Anonyme- Arbre de la Liberté (1797)

INAUGURATION DE LA FENICE
Tandis qu'on inaugurait l'étincelant théâtre de la Fenice, construit en seulement deux ans, avec "Les jeux d'Agrigente" de Paisello, arrivent de Paris des avertissements toujours plus préoccupants pour les patriciens, qui restaient dans un isolement suicidaire. Dans quelques cercles littéraires vénitiens, où le très jeune Foscolo commence à s'imposer avec son intransigeance jacobine, on pressent toujours plus proche l'exigence d'un renouvellement, plus proche l'heure où se concrétiseront les exigences de liberté.
Ils sont maintenant nombreux à reprendre en main les publications du philosophe mathématicien Giammaria Ortes, qui voit l'origine du malaise dans la mauvaise répartition de la richesse. C'était un type bizarre, qui avait des prémonitions stupéfiantes. Il ébaucha une théorie sur l'adoption des moyens préventifs à la limitation des naissances.
Ils étaient nombreux, parmi les gens et les nobles frustrés de la terre ferme, parmi les bourgeois et les gens du peuple à penser que Bonaparte ferait bientôt irruption en Vénérie. Ils ne devaient pas attendre longtemps. Le patriciat vénitien resta inerte. Peut-être croyait-il à sa supériorité intangible. Celui qui est en haut ne pense jamais tomber.Comme un malade qui tourne la tête de l'autre côté à la vue du médecin.
Le doge Manin écrira dans ses Mémoires : "Nous en étions réduits à penser que nous ne pouvions supporter ni le mal, ni les remèdes".

NAPOLEON - FIN DE LA REPUBLIQUE DE VENISE
Le 20 mars 1796, le général Bonaparte prend le commandement de l'armée française. Dans un communiqué aux Inquisiteurs d'Etat, trois mois plus tard, on peut lire : "Les français chercheront n'importe quel prétexte pour rentrer dans Venise. Armons nous si nous ne voulons pas être piétinés". Mais à Venise, qui a le droit de porter des armes ? Le doge? Les Inquisiteurs ? le Sénat ?
Il y a de l'invraisemblable dans la marche des républicains français.
En un mois et demi, s'écroule le Piémont, la Lombardie. Napoléon est là, aux portes de Venise, accrochée à sa néfaste neutralité, sans armes. On regrettait d'avoir éludé sous des prétextes de prudence économique, les délibérations du Sénat qui proposait de prendre des mesures de défense militaire. Tout au plus, d'ailleurs, ces mesures n'auraient permis qu'à sauver la face. C'est seulement en juin 1796 que quelques mesures préventives de défense de la lagune seront prises.
Pendant ce tempes, les victoires de Napoléon se rapprochaient : Pescheria, Arcole di Verona. Les français entrent à Vérone le 1er juin. Il ne restait plus qu'à attendre. La fin de la République avait été écrite entre François II, empereur du Sacré Empire Romain et Napoléon Bonaparte, jeune commandant en chef de l'armée, de vingt huit ans, qui mettait l'orgueil au dessus de toutes les passions, "résolu dans ses déterminations, croyant illimité tout ce qui dépendait de sa volonté", écrira Alvise Mocenigo. "Chaque événement, chaque personne qui mettait un frein à ses ambitions, était en un instant soumis à sa férocité, à ses menaces". Il menaçait : "Je serais un Attila pour l'Etat vénitien" Et il le fut. Même s'il ne l'avait pas jugé possible les nobles qui se réunissaient dans la salle du Grand Conseil, sous le Paradis de Tintoret
Le 22 février 1797, Gasparo Lippomano écrit au général Alvise Querini, dernier représentant de la Sérénissime à Paris . "Ici nous sommes immergés dans le Carnaval. C'est une satisfaction de voir ce peuple. Il n'y a aucun malheur. Tout va pour le mieux. La place, les théâtres sont toujours animés avec le même succès"
Avait-il perdu tout sens de l'observation ? toute espérance d'équilibre ?
Prélude au dernier acte, le prétexte se présenta. Un vaisseau français, sarcastiquement baptisé "Libérateur d'Italie" tentait de s'approcher du port du Lido, avec l'apparente intention de poursuivre sa route.Domenico Pizzamano, commandant du fort de Sant'Andrea, après les traditionnels avertissements d'usage envoya deux messagers au capitaine français, du nom de Laugier, pour l'informer que les lois de la République interdisait à n'importe quel navire armé de franchir l'entrée du port. Mais le Libérateur poursuivit sa route. Dans les parages, une goélette vénitienne surveillait le canal et -soit par erreur de manœuvre, soit emportée par le courant- le vaisseau français heurta la goélette. Les vénitiens prirent alors d'assaut le vaisseau. Du fort de Sant'Andrea, on tira ; la mélée ne se calma pas. Le commandant Piedemonte en personne dut intervenir pour ramener le calme mais le capitaine Laugier fur mortellement blessé.
On était le 20 avril.
Probablement pas calculée, l'aventure du Libérateur d'Italie fut le prétexte à la réalisation immédiate des projets napoléoniens. Deux jours auparavant, le général Bonaparte avait signé à Leoben "des préliminaires de paix secrets" dans lesquels la France s'assurait entre autres la Lombardie et donnait à l'Autriche, l'Istrie, la Dalmatie et le Veneto comme si il lui appartenait déjà (Cela deviendra une habitude de Napoléon)
Vicenza et Padoue étaient déjà occupées, les français arrivaient aux confins de la lagune. Le doge Manin alors qu'il avait été appelé à la fin d'une réunion de son appartement ducal, on était le soir du 30 avril, marmonna ses paroles les plus fameuses mais aussi les plus découragées : "Nous ne somme même pas surs de dormir dans nos lits cette nuit". Le jour suivant il recevait de Palmodova une véritable déclaration de guerre à la République Sérénissime. Venise devait être dirigée par un gouvernement "démocratique provisoire", la constitution républicaine devait être abolie.
Le 12 mai, le Grand Conseil se réunit au palais ducal. Le minimum de présents légalement exigé était de 600. Ils n'étaient que 547, mais on passa outre. Le doge Manin qui deux jours avant avait fêté son soixante douzième anniversaire prononça son dernier discours."Ils nous menacent du fer et du feu si l'on ne satisfait pas leurs requêtes" La démission du Conseil, la suppression de la Constitution, l'acceptation d'un gouvernement provisoire fut voté avec 512 voix contre 30 et 5 abstention. Venise avait abdiqué.
Sur la place Saint Marc, les arsenalotti faisaient vainement flotter une dernière fois les glorieuses anciennes bannières. Dans la cité, résonnaient les derniers "Vive Saint Marc", "Vive la République".
Dans un dernier éclat de rage, quelques uns prennent d'assaut les maisons des chefs bonapartistes, dévastent le palais Foscarini aux Carmini, parce que l'un d'eux, Giacomo Focasarini a déchiré sa toge de patricien et porte ostensiblement sur la poitrine, la cocarde aux couleurs françaises.
Dernières clameurs.
Le 15 mai, les troupes de l'armée entrent, sans coup férir dans l'unique cité italienne que n'ait jamais foulé les pieds d'un envahisseur étranger. Jamais. Pépin, fils de Charlemagne avait bien essayé en 810, de pénétrer dans la lagune vénitienne, mais il avait été repoussé.
Les français, venant sur des barques depuis Fusina, les rives de Mestre et san Giuliano débarquèrent et occupèrent les points stratégiques de la cité : l'Arsenal, San Marco, le pont du Rialto, le campo Santo Stefano, la pointe de la douane. Le doge abandonna pour toujours le palais ducal.
Le 1er mai, même le plus misérable des vénitiens voulait savoir ce qui était écrit les affiches apposées partout en ville et quelques uns se proposaient pour lire à haute voix : "Le sérénissime prince, au nom de la souveraineté du peule, le Gouvernement Provisoire.."
Venait ensuite un couplet "à la gloire du pays" -ça fait toujours bon effet- ensuite encore l'assurance de vouloir donner aux citoyens une liberté qui assure la religion , la propriété. On annonçait solennellement à l'Europe entière et particulièrement au peuple vénitien une "réforme libre et franche". Enfin on donnait une espèce de satisfecit aux nobles faisant sacrifices de leurs titres, souhaitant voir tous les fils de la patrie égaux et libres de jouir de tous les bienfaits de la démocratie. Grandes belles paroles. On n'était pas habitué à de telles déclarations mais elles semblaient loyales. Jusqu'à hier, ces paroles fraternité, démocratie étaient à peine murmurées ; liberté surtout. Et comme premier signe de libération, il y avait en bas des affiches une soixantaine de noms, sévèrement approuvés par le chargé d'affaires français Villetard.
On ouvre le Ghetto et cessent enfin les discrimination à l'égard des juifs. On dissout les corporations. Parmi les plus hauts signes de démocratie, une ordonnance de la municipalité interdit l'emploi du terme de serviteur et le remplace par domestique.
Telles les sauterelles, une invasion d'opuscules datées du "premier an de la liberté italienne", invectivant le gouvernement passé tyrannique, inapte et exaltant le nouveau.
Assez avec les gloires à notre lion. On engagea trois ou quatre chômeurs à travers la cité pour détruire tout symbole de lion sur les ponts les édifices publics et privés, symbole détesté de la Sérénissime. Tous les lions devaient disparaître de la face de Venise.
Le traité signé à Milan entre la République de Venise et le République française (c'est-à-dire Bonaparte) établissait que l'armée devait seulement maintenir à Venise l'ordre et la sécurité,. des personnes et des biens, soutenir les premiers pas du gouvernement n'ayant pour seul but que la protection des citoyens
Il y avait cependant des clauses secrètes (signées par de braves députés représentant la Sérinissime comme Francesco Dona et Leonardo Ziustinian) qui imposait à Venise le versement de considérables sommes d'argent, le don de trois vaisseaux, deux frégates et une quantité d'outillage pour la marine de guerre. Enfin le cadeau à la France de vingt cadres parmi les plus célèbres, choisis par le Général Bonaparte en personne.
Ils acceptèrent. Les argenteries des églises de Murano, celles dont on ne faisait pas mention dans les clauses secrètes, mais on se sait comment vont ces affaires ont fait le bonheur de général de garnison Balland. Mais c'était seulement un essai, une répétition générale. Le plus beau allait arrivé quelques années plus tard.
La Municipalité provisoire tenta de colmater quelques brèches ; elle fit baisser le prix des produits de première nécessité, suspendit provisoirement quelques taxes (par démagogie , certainement).
Si les caisses de l'Etat sont vides et qu'il faut payer les sommes dues aux français, comment faire ?
On fit fondre le fameux trésor de Saint Marc ; pas entièrement, mais en grande partie. La célèbre pala d'oro fut épargnée; On le doit à l'ignorance des délégués au choix des objets qui ne crurent pas qu'elle fut en or massif mais simplement en métal doré. Heureusement !
Il y eut des faits secondaires symptomatiques. Nous connaissons tous l'histoire de Bajamonte Tiepolo. Il fut e 1310 le chef d'une conspiration.. Il voulait abattre le doge et instaurer une seigneurie. Et dire que le doge était son oncle !(un proverbe du Frioul ne dit-il pas : celui qui nourrit ses neveux, nourrit sa propre douleur)
Eh bien, Bajamonte depuis toujours haï par tous, comme chef de file des ennemis de la patrie, devint pour les municipalistes le héros. Et pour lui tailler une nouvelle virginité; on lança un concours pour une œuvre de reconstruction de la vérité historique.
Tous les rapports avec les états étrangers avaient été coupés. La diplomatie vénitienne n'existait plus. Il n'y avait plus d'Etat vénitien.

L'ARBRE DE LA LIBERTE
Et les salons ? Et les palais étincelants ? Et les conversations ? Et les fêtes, les bijoux, la mode, les perruques, la musique, le théâtre, les tripots ? Les belles dames, les amours, les chevaliers servants ? Les hommes de lettres ? Une trêve, un intervalle s'impose, quelques jours d'attente prudente, le temps pour échanger quelques répliques. " Je l'avais bien dit ! Prévisible ? Inéluctable ? L'histoire qu'on ne peut arrêter. Ah! Montesquieu!" "On dit que Joséphine est sur le point de partir en voyage" "Joséphine ?" "Mais oui, la Beauharnais, sa femme" "Elle, à Venise ? Je ne réussis pas à comprendre comment il ait pu épouser une veuve, plus âgée que lui de dix ans… Un mariage politique certainement. Napoléon, un si bel homme, grand, vigoureux !" Grand ? tu n'es pas bien informée, ma chérie. Ecoute-moi, ça a été un mariage d'amour. Et si elle revient à Venise, les théâtres vont rouvrir…les fêtes, les régates". Et il en alla bien ainsi. Le temps de changer d'habit, et si la musique n'était plus la même, on dansait à nouveau.
La première de ces fêtes fut organisée sur la place Saint Marc le 4 juin, dimanche, jour de fête nationale. Un bal populaire. Au fond de la place, on installa trois loges richement décorées. Celle du centre était destinée au gouvernement municipal. Elle portait une grande inscription : "En observant les lois, on conserve la liberté". Sur les deux autres réservées aux officiers français et italiens, on pouvait lire : "La liberté naissante est protégée par les forces arméees" et "La liberté établie conduit à la paix universelle". Les trois pancartes portaient toutes le même mot en haut : "Renouveau italien". Dommage que les libertés représentées dans les bas reliefs autour des loges ne portaient pas le couvre chef italien ou vénitien mais le bonnet phrygien de la révolution française. Les arcs des Procuratie et toutes les fenêtres de la place étaient ornés de tapis, de guirlandes, de lumières. Trois cent musiciens étaient répartis en quatre orchestres.
Au centre de la place, entourée des symboles de la science, du commerce, des arts, de l'agriculture : le seigneur de la fête, l'Arbre de la Liberté, qui serait dressé sous peu et autour duquel danserait le peuple.. Sur le côté, les statues de La Liberté et de l'Egalité.
Finalement arriva le général Baraguay d'Hilliers, commandant de l'armée. Un cortège constitué des autorités officielles vint à sa rencontre. Deux jeunes portaient deux bandières sur lesquels on pouvait lire : "Grandissez, espérances de la Patrie". Suivaient deux jeunes fiancées qui portaient l'inscription "Fécondité démocratique". Enfin un vieux et une vieille avec des outils agricoles et l'inscription "Probité démocratique". Finalement, tous les composants de la procession prirent place sur les différentes scènes; les cloches sonnèrent, les canons tonnèrent et finalement on redressa l'Arbre de la Liberté dans toute sa splendeur, symbole d'un peuple opprimé pendant mille ans qui se relève. Les applaudissements partirent de toute la place. On entonna la carmagnole et les musiques de la révolution française. "Alors explosa la grande fête sacrée au cœur de tous les patriotes qui dansèrent jusqu'à une heure avancée de la nuit". Voilà ce qu'on pouvait lire dans le "Moniteur vénitien", journal très sérieux.
"Le bal se déchaîna autour de l'arbre, tandis qu'à l'opposé de la place on brûlait la toge ducal, la corne ducale, le livre d'or des familles patriciennes et autres signes de l'Aristocratie. Les cendres furent éparpillées par le vent". Voilà ce qu'écrivait la Gazette Urbaine de Venise de ces jours en exagérant un peu. Par bonheur, ce n'est pas le livre d'or des patriciens qui fut brûlé , mais une copie imprimée.
La fête se déchaîna sur la place, sous le regard bienveillant des officiels, qui voyaient se concrétiser leur idéal de fraternité. Ceux qui dansaient, faisaient la fête sur la place n'étaient plus des serviteurs, des ecclésiastiques, des marchands, des patriciens, des artisans mais c'étaient tous des Citoyens. Et la fête autour de l'arbre n'était autre que le baptême qui allait imposer ce nouveau nom. Ils dansaient tous mélangés, sans distinction de sexe, de classe, de titres. Egalité, n'est-ce pas ,?

MARINA DANSE AVEC UGO FOSCOLO
Le son de la carmagnole s'amplifiait, démesuré. Une femme très belle, grande, dont l'habit ordinaire et la coiffure défaite n'arrivaient pas à cacher le haut rang, dansait avec un prêtre, le frère Lojano, fameux prédicateur : c'était Marina, la splendide Benzon. Elle ne pouvait manquer le bal. La danse se faisait étourdissante et les voilà tous les deux tombés à terre, les jambes en l'air, la tunique sur la tête, dans un éclat de rire. Un jeune aux cheveux fauves tendit la main à Marina pou l'aider à se relever. Et la danse reprit. Ce jeune c'était Ugo Foscolo revenu à Venise depuis l'arrivée des français. A Bologne, il venait d'écrire une ode à Bonaparte libérateur : deux cent trente vers, ode auquel il ajoutera bientôt un ode aux nouvelles républiques. Mais il finira par renier Napoléon et le nouvelle république. Il avait vingt ans, et goûtait avec ardeur l'heure des grands bouleversements.
Il dansait avec Marina. Isabella Albrizzi se promenait dans son parc. Ugo avait noyé sa passion amoureuse dans la passion civile, incarnée maintenant sur cette place par la belle déchaînée Marina.
Tout Venise n'était descendu sur la place. Si l'on veut donner un chiffre, sans se laisser emporter par le tourbillon, quelques milliers étaient là. D'autres étaient passés dans la journée. La majorité était donc restée à la maison, soucieux, inquiets plus que vraiment apeurés. Beaucoup s'étaient approchés jusqu'à l'Eglise de San Geminiamo, ou sous les portiques des Procuratie, observaient de loin, échangeaient des regards interrogatifs, dubitatifs.
Comme Antonio Lamberti et Beppo Rangone, galant homme de vingt quatre ans, venus accompagnés Marina. Ils l'apercevaient à travers la foule, en train de danser avec ce frère, avec ce poète roux ,avec le premier qui se présentait et la prenait par les hanches.
Beppo Rangone était amoureux de Marina depuis une paire d'années. Il savait qu'aimer une femme de caractère, c'était comme se précipiter dans le vide, les mains attachées dans le dos. Après les premiers mois d'angoisse et de tumulte, il dut se résigner au rôle de chevalier servant et supporter ses bizarreries. Les nombreux hommes dont elle s'entichait pèsent encore sur le cœur de Beppo qui se sentait trahi, lui qui ne l'aurait pas trahi pour tout l'or du monde.
Elle aimait les jeunes et plus elle avançait en âge, plus elle les voulait jeunes. Beppo n'était pas vieux mais avait tout de même trente ans, dix de moins qu'elle. Malgré tout, en dépit de tout comportement raisonnable, il en était totalement amoureux. On ne peut nier même que Marina, au début, l'avait aimé aussi. Elle lui avait envoyé des lettres d'une grande loyauté : "Pauvre Marina qui ne peut offrir à son Beppo qu'un cœur ardent, plein du désir de te rendre heureux. Oh crois-moi, je voudrais au prix d'un grand sacrifice te donner la preuve d'un grand amour, mais je ne sais rien faire d'autre que te soupirer…Oh Dieu, j'ai ici dans le cœur imprimé tes suaves mots. Séducteur, qu'as-tu fait de moi ? Quelle passion égale la mienne ? Mais est-ce bien raisonnable ? Qui te surpassera en qualité, mon amour ? Qui pourrait avoir un homme comparable à toi ? Dieu m'a donné ce bien, chaque heure j'en remercie la Madonne".
Mais sa nature lascive, paresseuse avait encore une fois dressé une barrière qui l'empêchait de comprendre pleinement la vertu et la ténacité de celui qui l'adorait. Ils marchaient, se frayant un passage entre les gens, eux, Beppo et Antonio, amis dans leur malchance, d'un air maladif et haletant. Et elle dansait, ruisselante, riante, excitée.
Lamberti préparait son "Schieson", almanach en vers pour l'année 1798. Il avait commencé sa composition…
Finalement Marina rejoignit Lamberti et Rangone. Vite, elle devait courir à la maison pour se changer et se rendre à un autre bal, au caractère moins populaire; Celui qu'on donnait cette nuit à la Fenice. Musique choisie, grande élégance, nappes décorées, fleurs, entrée libre aux gondoliers et aux arsenalotti (ouvriers de l'Arsenal)
On peut lire dans les mémoires de Ludovico Manin que "l'arbre n'ayant été soigné, il se dessécha, il fut retiré trois mois plus tard et on le remplaça par des étendards tricolores".

TRAITE DE CAMPO FORMIO
Le 29 juin 1797, les français occupent Corfou, l'île natale de Marina Querini et d'Isabella Teotochi.
A la fin du mois d'août, une vingtaine de chefs d'œuvre de la peinture prennent le chemin de Paris, parmi lesquels les Noces de Cana de Véronèse, qui se trouvait dans le réfectoire du couvent des bénédictins de San Giorgio Maggiore, le prodigieux Martyr de Saint Laurent du Titien, de l'église des Gesuiti, le sublime retable de Bellini de l'église de San Zaccaria. La bibliothèque Marciana et d'autres bibliothèques furent dépouillées de précieux manuscrits. Les clauses secrètes de l'accord de Milan devaient être appliquées.
Le 17 octobre, le général Bonaparte et les représentants de l'empereur François II de Hasbourg, signe à Campo Formio le traité dont la clause 6 précise que "La République Française consent que Sa Majesté Empereur et Roi possède entière souveraineté sur les pays nommés ci après : Istrie, Dalmatie, les îles de la Vénétie, les bouches de Cathare et la cité de Venise." La France permettait donc à l'Autriche d'être la patronne de Venise.
A Venise, il ne reste qu'un timide souffle de protestation, à peine un murmure. L'économie est bouleversée, les commerces sont chancelants, le Trésor Public pressé par les rétentions françaises jamais rassasiées , les citoyens et les maisons soumis à réquisition, la cité précipitée dans un sombre état de résignation. Un document de la municipalité atteste que "la misère est à l'intérieur même des maisons des patriciens. Les palais sont devenus des sépultures que couvrent les langueurs de la faim et du désespoir. L'œil français qui voit les murs ne pénètre pas la désolation qui y règne".
Le 7 décembre, les chevaux dorés de la loggia de la basilique sont expédiés à Paris. Le 9 janvier, après avoir fait prendre le large à tous les navires vénitiens disponibles, les français allument le feu en différents points de l'Arsenal et détruise le Bucentaure.

Gravure exposée au musée Correr : l'enlèvement des chevaux


Le 18 janvier 1798, les autrichiens pénètrent dans Venise à moitié morte. Cependant un enthousiasme soudain prêt à saisir la première occasion pour faire la fête, pointe et l'on organise un banquet dans la grande salle de Ca' Pesaro à San Beneto. Au fond, les nobles ont toujours eu de la sympathie pour l'Empereur et le départ des français est un soulagement pour tous, riches et pauvres.
Pourquoi fêter une autre armée qui venait fouler le sol vénitien ? Espérances ? N'allait-on pas vers un esclavage plus dur encore ?
Quand Vasco de Gama avait découvert trois siècles avant, la nouvelle route des Indes causant aux vénitiens les premiers et irréparables dommages , le chroniqueur Gerolamo Priuli écrivit : "C'est la pire des choses que la République ait pu perdre la liberté à l'extérieur". Et la liberté, plus grand des biens, était aujourd'hui perdue.
Dans l'introduction de son almanach de 1798, Lamberti raconte l'histoire d'une dame séduite, exploitée, vendue comme servante. Amère allégorie des récentes aventures de Venise, occupée, pillée par les français et finalement vendue aux autrichiens. L'histoire n'aurait certes pas passée l'examen attentif de la censure autrichienne, si le poète ne manifestant encore une fois une légèreté indolente, n'avait pas terminé en faisant louange au nouveau patron riche et bon, la servante étant honorée de le servir.
Tandis que Napoléon après une incursion en Egypte et en Syrie, était de retour à Paris pour balayer le Directoire et prendre le titre de premier Consul (on est en 1799 - il se déclarera consul à vie en 1802 et n'est pas loin de prendre la couronne d'Empereur des Français), Venise est en demi sommeil sous la domination autrichienne. Quelques vieilles lois de la République sont rétablies. Les patriciens autrefois appelés nobilomeni (nobles hommes) ont retrouvé leurs titres mais doivent simplement être appelés nobili (nobles), et ne sont donc plus "hommes" relèvera Carlo Gozzi.. Beaucoup d'entre eux occupent une charge élevée , mais il y a toujours un siège supérieur occupé par un autrichien.
Sur les tables, le pain se faisait rare, on devait se contenter de quelque miche de mil, d'une polenta de maïs ou d'un bouillon de je ne sais quoi. Il n'y avait pas de travail, il s'il y en avait eu, il n'y aurait pas eu l'énergie pour le faire.
De retour à Venise dans les premiers jours de novembre 98, Lorenzo Da Ponte retrouve sa pauvre patrie dans une condition pitoyable. Il se rend place Saint Marc, là où l'on ne voyait aux temps heureux que manifestations de la joie populaire, et il n'y trouve qu'un mélange de silence, de tristesse, de solitude et de désolation.
Le lendemain matin, il entre dans une boutique qu'il connaissait et demande un café. Il y avait six ou sept personnes qui parlaient de politique. "Nous sommes frais", disait l'une d'entre elles "avec ces nouveaux patrons". Depuis quelques jours les autrichiens étaient entrés dans Venise. "Il y a peu de jours la viande se vendait à huit lires la livre, aujourd'hui elle se vend dix-huit. La taxe pour le café a doublé. La bouteille de vin qui valait trois sous, en vaut six et on dit que la taxe sur le sel, la tabac, le sucre va passer à soixante pour cent". "Tout ça n'est rien" ajouta un autre. "On estime à deux millions ce qu'ils nous demandent."
"Deux millions de quoi ?" demanda un troisième. "De coquilles d'huîtres ?". "De plaques d'argent" s'exclama un quatrième. Le boutiquier qui tremblait à de telles
paroles, sauta au milieu des gens et dit avec une faible voix : "Arrêtez ce genre de discours. Je n'ai pas envie et je ne crois pas que quelqu'un ici en ait envie, de voir arriver les militaires".
Des fêtes somptueuses, il y avait ceux qui en parlaient et ceux qui réussissaient à se réunir en allègre compagnie dans les salons des palais. Même si le luxe n'était plus celui d'il y a dix ans, ceux qui en avaient les moyens s'en donnaient à plaisir avec les femmes, la musique et le jeu. Les théâtres rencontraient mille difficultés mais ils ouvraient et si l'affiche ne brillait ni par la valeur ni par les nouveautés, c'était encore un lieu de rencontre agréable. Il ne restait pas beaucoup d'argent pour le théâtre et à la Fenice, on en était réduit à organiser après le spectacle une tombola et un bal, comme on le faisait déjà dans d'autres théâtres.

ELECTION DE PIE VII

Portrait de Pie VII par David


Inespérée, exceptionnelle et unique fut l'occasion de fêter sur un plateau d'argent l'élection du pape qui devait succéder à Pie VI, mort le 29 août 1799 en France, où il avait été transporté pratiquement comme un prisonnier par les français (Rome aussi avait été pillée, les trésors du Vatican confisqués, le tout se concluant par la déportation du pape). Il fallait un nouveau pape. Les cardinaux débarquaient tous un par un à Venise, rayonnante de pouvoir organiser un conclave.
De considérables sommes d'argent étaient mises à disposition des cardinaux, pour qu'ils puisent accueillir dans les meilleures dispositions possibles la providence divine. Laquelle, de façon inattendue, ne coïncida pas avec les espérances de l'Empereur penaud et dépité. Le conclave s'ouvrit le premier décembre dans le monastère de l'île Saint Georges, face au palais ducal et se conclut seulement le 14 mars 1800 avec l'élection du cardinal Barnaba Chiaromonti qui prit le nom de Pie VII. François II aurait voulu que soit élu le cardinal romain Mattei et par dépit, interdit que le couronnement fut célébré dans les mosaïques dorées de la basilique Saint Marc. Pie VII dut se contenter des vastes nefs palladiennes de l'église San Giorgio.
D'autres occasions pour des fêtes solennelles ne se représenteraient pas de si tôt. Bientôt les français seraient de retour.

RETOUR DES FRANÇAIS - DESTRUCTION DE PALAIS ET D'EGLISES
Rentré dans son logement, Lorenzo Da Ponte se fait raser par un jeune barbier. Pendant que celui-ci aiguise son rasoir, il lui demande comment vont les choses à Venise.
"Vous me demandez comment vont les choses ? Avec ces gens qui ne parlent pas la même langue que nous, qui nous prennent ce que nous avons, qui ne dépensent pas un sou, et qui si on se lamente, nous donnent des coups de bâton"
"Et les français, comment vous traitaient-ils depuis qu'ils étaient à Venise ?"
"Les français ? Ah Dieu les bénissent où ils sont. Et s'ils pouvaient revenir au plus vite. Au moins, nous comprenions quelques mots de ce qu'ils disaient. Nous les voyions rire, plaisanter, ils étaient gais. S'ils prenaient dans la bourse des riches, au moins ils dépensaient sans compter dans les boutiques, étaient généreux avec les pauvres. Et les femmes, Dieu sait si elles ne préféraient pas les français aux vénitiens mêmes"
Il voyait rose, le jeune barbier, quand il disait que les français enrichissaient les artisans. Sans doute aurait-il changer d'avis quelques années plus tard.
Après avoir battu à Austerlitz les russes et les autrichiens (quarante mille morts en une seule journée de bataille), Napoléon dicta les conditions de la paix, la principale étant la concession au Royaume d'Italie, c'est à dire à la France, c'est à dire encore à l'Empereur des français du Veneto, de l'Istrie et de la Dalmatie. A les regarder avec un œil innocent, les choses de ce monde font un peu sourire :la France se bat avec l'Autriche et la Russie, ils s'affrontent en Moravie, signent la paix à Brescia et qui en fait les frais ? le Veneto et celle qui n'a pas d'égale, Venise dévastée, réduite à la misère.
Le 19 janvier 1806 les troupes françaises rentrent dans Venise pour y rester jusqu'en avril 1814. Ce qu'elles réussirent à dévorer et détruire ne peut être ici raconté dans le détail. Le vol des œuvres d'art, de bibliothèques entières, de vrais trésors est bien connu. Si l'on s'en tient à ces huit années qui firent suite au dix ans d'occupation autrichienne, on compte l'anéantissement complet de 70 églises sur les 187 alors existantes à Venise et dans les îles, tandis que seize autres dépouillées de tout furent transformées en écoles, salles de réunion ou autres. On doit ajouter à cela le pillage et la démolition de dizaines de palais, de couvents et d'édifices civils.
Pourquoi tant de destruction ? La vorace mégalomanie d'un homme qui devint esclave de sa propre fièvre de devenir Suprême, le patron absolu, ne suffit pas à le justifier. Ni sa violonté tyrannique de vouloir réorganiser la vie religieuse à Venise.
Dans les conversations où continuaient à se maintenir la vie mondaine de Venise, on tentait une analyse des grands bouleversements de ces années. Les hommes de lettres et des sciences, les ecclésiastiques continuaient à en discuter. La ruine physique de la cité, à laquelle personne ne pouvait se hasarder à s'opposer posait des interrogations qui allaient au delà de l'assujettissement aux troupes étrangères et au delà de Bonaparte lui même et de ses projets fatals. Le lancement d'un examen qui semble se distinguer des autres et éveiller l'intérêt vint de la vieille Giustina Renier Michiel, qui abritait ce soir dans ses salons, le vicomte de Chateaubriand de passage à Venise.
Quand Chateaubriand, célèbre écrivain et diplomate, définit Venise comme une "cité contre nature", elle, la nièce de l'avant dernier doge répondit :"Vous vous trompez, Venise n'est pas contre nature, mais au-dessus de la nature". Et ce n'était pas seulement une boutade de la part d'une femme intelligente et fière. C'était l'intuition d'un concept qui commençait à s'éclaircir, à se développer dans les salons. Voici.
Les cités d'Europe sont généralement fondées sur des schémas romains, médiévaux ou de l'époque de la Renaissance. La rupture des équilibres sociaux intervenue à la fin du dix-huitième impose aux cités des espaces, des aménagements, des dispositions nouveaux.
Une nouvelle cité naît, organisée selon les exigences de la révolution industrielle. Mais les mutations qui concernent les cités "normales", Venise les avait à peine effleurées.
Les français d'abord, puis les autrichiens sur leurs traces avaient tenté d'imposer des principes qui n'étaient pas applicables à une cité que les conditions naturelles avaient obligé à se former sans projets urbains véritables.
Elle était née avec des routes déjà tracées, c'étaient les canaux. Avec des places obligées de s'ouvrir derrière ou sur le côté des églises elles mêmes devant s'ouvrir sur les canaux. A Venise, c'est impossible et ce serait un délit de créer des espaces rationnels et productifs comme dans les cités bourgeoises. Giustina Renier avait raison : Venise était née d'une espèce de philosophie naturelle.
Les espaces rationnels s'obtinrent en abattant églises antiques et palais pour créer des voies larges et droites, bouleversant ainsi la nature de la cité. On créa ainsi un climat favorable à des abus démesurés de la part de profiteurs étrangers ou locaux.
Eugène de Beauharnais, vice roi du Royaume d'Italie, vint en visite à Venise le 26 janvier, une semaine après l'entrée des troupes. Une de ses premières décisions est d'aménager les Procuratie Nuove comme palais royal. Quand il se met à l'une des cents fenêtres qui donnent sur la place Saint Marc, il sourit de bonheur. Mais quand il regarde de l'autre côté, son regard tombe sur un énorme édifice, les magasins de grains de la République. Ces bâtiments, dit le vice roi, m'empêchent d'avoir une vue sur le bassin de Sai,nt Marc. Il faut les abattre. Mais, vice-roi, sauf votre respect, ces bâtiments sont aussi vieux que le palais ducal, ils sont important ? J'ai dit "Abattez-les. Et qu'on aménage à cet endroit un beau jardin avec une promenade sur le môle."
Une promenade vice-roi ? Mais c'est là un passage public. Eh bien qu'on le ferme au public
Sitôt dit, sitôt fait.
Et puis se promenant le long des salons des Procuratie, il constata qu'il manquait une grande salle pour les réceptions, une salle qui devrait s'ouvrir sur la place.
"Que fait cette église, face à la basilique? Deux églises sur une même place. Cela me semble trop." -"Mais vice-roi, c'est l'église de San Gimignano, dessinée par Sansovino lui même." - "Peu m'importe, je veux là un beau double escalier et au dessus une grande salle de bal". Sitôt dit, sitôt fait. Moins de quatre mois après, les travaux commençaient.
Le 27 novembre 1807, Napoléon Bonaparte, empereur des français et roi d'Italie, entre dans Venise accueilli par un Hosanna triomphal, à le faire rentrer dans la légende universelle.
Oubliant les destructions, les pillages, Venise fait à Napoléon un accueil triomphal, organisant des fêtes solennelles. Le point culminant étant une représentation à la Fenice de la cantate "Le jugement de Jupiter", paroles et musique de Luca Corniani Algarotti, dans l'opéra éblouissant de lumières et richement décoré. "Sur le canal", écrivit un observateur, "de part et d'autre brûlaient des torches de poix. Les rives externes du théâtre, mais aussi la façade principale, étaient illuminées par des doubles lampes à huile, à tel point qu'on se serait cru à l'heure de midi".
L'estrade impériale fut décorée de miroirs, de tentures ; les sièges recouverts de draps d'or et d'argent et des tableaux aux plafonds exprimaient la gloire du Souverain.
Dans l'ouvrage, Napoléon était décrit comme le plus grand de tous les rois, plus terrible qu'Achille, mais beaucoup pourtant avaient le souvenir de ces instituts pieux, les conservatoires musicaux que Napoléon lui même avait fait fermé, mettant fin à l'école musicale vénitienne.
Heureusement qu'il y eut quelques beaux couacs dans le chœur des Alléluia. Un d'eux, peu de temps après, de la plume de l'habituel Pietro Buratti, intitulé Lamentation au préfet de Venise, traite Napoléon de rustre voleur.
C'était les derniers temps de la domination française : le moins qu'il pouvait lui arriver fut un mois de prison.
Napoléon, disent tous les manuels, nous le savons bien, alla dans toute l'Europe pour briser les derniers restes de féodalisme, réformer l'administration publique, propager tous ces beaux concepts dont nous continuons à lui être redevables. Mais les conséquences ruineuses que tout ce renouveau entraîna derrière lui assombrirent ses mérites et firent s'interroger sur l'authenticité de tant de gloire, revivifiant les sentiments de haine que Bonaparte inspirait.
Dans les années d'occupation française, les conditions de vie quotidienne s'aggravent de jour en jour, les faillites des entreprises se multiplient, le commerce maritime est en déclin. Beaucoup de palais restent inhabités, tombent en ruine La misère noire entre dans les maisons. Le peu d'hommes qui ont le privilège d'avoir du travail gagnent quelques sous pour détruire des églises et ouvrir des jardins. La population diminue. En 1813, on n'en compte plus que 117000 habitants, amis on compte parmi ceux-ci 44167 inscrits sur la liste des "miséreux". En outre le tiers des habitants, dont certains étaient hier riches et bien nantis sont contraints de demander l'aumône pour survivre. Cinq ans plus tard, ils ne sont plus que 100000. Ce qui signifie que, moins encore qu'avec les autrichiens, l'horizon s'éclaircit.
Comme le savent jusqu'aux sacristains de campagne, en 1814, à la suite d'un armistice ou d'un pacte, ou d'une convention, ou d'une partie de poker, ou quelque chose comme ça, cela revient au même, Venise est restituée aux Habsbourg, et cette fois, c'est à l'empereur des français de se réjouir. Ainsi le 19 avril de cet an béni, les autrichiens reprennent possession de Venise.
Dans la presse populaire de l'époque, paraît une caricature de Napoléon qui prononce les paroles "Je m'en vais" et François I d'Autriche qui dit "J'arrive", tandis qu'un gondolier les observe et commente "Et moi, putain, je reste"
Un an passe. A Waterloo, le 18 juin 1815, cinquante mille hommes, français, anglais, prussiens, perdent la vie. Un chiffre qui poursuivra Napoléon jusqu'à sa retraite de Sainte Hélène.
Cela plait bien à Venise qui organise une marche triomphante. Fin octobre, un joyeux signal vient soulever l'âme en lambeaux de qui plaint la pauvre cité : grâce à l'intervention d'Antonio Canova (envoyé tout exprès dans la capitale française par Pie VII pour obtenir la restitution à Rome des œuvres d'art dérobées), les chevaux de Saint Marc reviennent prendre leur place sur la loggia, de retour de Paris, où ils s'étaient faits admirer sur l'arc de triomphe du Carrousel.

Tableau de Vincenzo Chilone : le retour des chevaux


Ils furent hissés sur la loggia en présence de l'Empereur François. A ses côtés, la moitié de la cour de Vienne avait fait le déplacement. Il y avait là Klemens Lothar, prince de Metternich, qui exhibait devant les vénitien son nez effilé de grand conservateur.
Pendant ce temps, on continuait à mourir de faim. Celui qui le pouvait allait chercher sur la terre ferme de quoi survivre. Le déclin physique de la ville était évident, tangible. On dit que Metternich, regardant autour de lui, accusa les vénitiens d'indolence.
Dans une lettre expédiée le 8 octobre 1818, d'Este, à un ami anglais, Percy Shelley écrivait : "Venise autrefois tyrannique est devenue, chose exécrable, esclave". Elle a cessé d'être libre et elle digne de notre compassion comme nation, au moment même où l'oligarchie usurpe les droits des gens. Cependant, je ne réussis pas à imaginer la cité encore plus dégradée. Les autrichiens encaissent 60% des taxes, prétendent que les habitants les logent gratuitement. Une horde de soldats allemands, dépravés encore plus que les vénitiens eux mêmes et plus dégoûtants insultent ces misérables gens."

STENDHAL A VENISE
Dans Venise affligée de mille maux, les famines, les inondations, il reste pourtant toujours une place où le soleil arrive à émettre quelques rayons, même s'ils n'ont plus l'éclat d'autrefois, affaiblis, parfois cachés par les nuages. Il suffit de regarder autour de soi pour comprendre dans quelle direction va ce peu de bon vent qui souffle encore sur la lagune. De nombreuses grandes maisons sont tombées en ruine, on n'arrive plus à tenir à jour le nombre des faillites. Beaucoup de ceux à qui, hier encore, on donnait du "Excellence", "Illustrissime", en sont réduits à tendre la main aux passants. Pourtant, on donne encore de belles fêtes, y invitant de bon gré les officiers des Habsbourg. Les théâtres fonctionnent, irrégulièrement soit, mais fonctionnent, y compris la Fenice. On reçoit toujours dans les salons, les conversations, celui de Teotochi Albrizzi, celui de la vieille Renier (qui était en train d'écrire un livre sur les origines des fêtes vénitiennes), celui de la toujours enflammée, bien que plus toute jeune, Marina Benzon. Et les autres, ceux des nouvelles arrivées, comme Lucrezia Mangili, épouse de Valmarana, protectrice des artistes et des poètes. Les salons, en somme, abritaient encore la fleur de la cité. Il y avait ceux qui préféraient les salons de Giustinia Renier, par exemple le très jeune Daniele Manin, l'érudit Emanuele Cicogna, mais d'autres comme Buratti savaient qu'il n'y avait aucun risque d'ennui au palis Benzon.
Il y a un poisson dans la lagune qui, en dialecte, s'appelle go. Par ailleurs, toujours en dialecte, le verbe avoir à la première personne de l'indicatif fait go (j'ai), comme le poisson. Un proverbe vénitien disait : le meilleur poisson est le "go".
Les étrangers n'arrivaient plus comme autrefois, par bandes pour les bals et les soirées déguisées du carnaval, ou pour dépenser leur argent dans les cercles de jeux, mais par petits groupes pour assister, dans une contemplation romantique, au déclin d'un mythe, à l'agonie de la reine de l'Adriatique, pour en connaître les pierres, les œuvres d'art, l'histoire avant qu'inexorablement les événements ne l'engloutissent. C'étaient surtout des écrivains des artistes, attirés par une séduction fatale. Pour les intellectuels du dix neuvième siècle, en voyage en Italie, Florence, Rome, Naples et Venise étaient un passage obligé.
A Stendhal, plaisaient les voyages, la littérature, les voyages, la peinture, Napoléon et les femmes. Il les aimait. Il n'était pas ce qu'on appelle un don juan, un séducteur toujours en service : il tombait amoureux pour de vrai. Souvent. Dans ses romans, ses biographies, ses livres de voyage, la femme était presque toujours le fil directeur. C'était un homme brillant, indépendant, se consacrant avec passion au culte de lui même, un tempérament lucide et énergique, vibrant d'imagination, comme son écriture.
Marie-Henri Beyle (il prit son pseudonyme de la ville allemande de Stendhal, où il avait suivi Napoléon) habita Milan pendant quelques mois. Le 11 juillet 1815, prenant conscience que l'impatience de son projet de voyage à Venise l'empêchait de travailler avec la nécessaire concentration et considérant qu'aller au lit avec P. ne lui apportait plus de plaisir, pas plus qu'avec la Signora S., il décide d'anticiper son départ. Le jour suivant, il se met en marche ayant comme compagnons de voyage la vieille épouse d'un directeur, la gracieuse petite femme d'un employé de douane malade. Padoue annonce les premiers signes de la vie vénitienne : femmes qui fréquentent les cafés, brigades d'amis qui restent ensemble jusqu'à deux heures du matin. "Gaieté et mœurs faciles rendent ce pays de loin préférable à Milan. Milan a l'avantage des grandes villes sur les petites cités. Mais à Venise, on évite tout ce caquetage de Padoue, Milan ou Venise ? Je ne suis pas en mesure de me prononcer et pourtant la réponse à cette question est essentielle puisque d'elle dépendra l'endroit où je jetterai l'ancre. Naples est peuplé de démons. A Rome, il faut trop jouer les hypocrites. Florence et Gênes m'ennuient. Il ne reste que Milan et Venise."
En attendant de prendre une décision, ces vacances vénitiennes doivent être savoureuses, jouissives, un "bonbon".
Arrivé le matin du 22 juillet à 6h et demies il loge à l'hôtel Regina d'Inghilterra, au pied du pont des Fuseri. Il se repose, se rafraîchit, redescend à 11h, contrôle par un bref dialogue la perspicacité du réceptionniste et lui demande, comme il a l'habitude de le faire aussitôt arrivé dans une ville, quelles sont les douze plus femmes de la ville, quel homme pourrait le faire pendre.
En sortant, il a la chance de rencontrer un vieil ami et va avec lui faire une plongeon dans le canal de la Giudecca. "Très amusant, note-t-il dans son carnet de voyage, et probablement bon pour la santé. Venise, en dépit de toutes ses disgrâces est toutefois l'une des plus agréables cités d'Europe".
Il paraissait à Stendhal que Venise soir encore très divertissante, plus que toute autre ville qu'il avait connue (et il connaissait la moitié du monde). Ses journées se déroulaient toute entière autour de Saint Marc, où entre cafés et salles de réunion se concentraient cent lieux de rendez-vous. Son optimisme était un atout qui lui rendait facile de se faire de nouvelles connaissances : "Assieds toi à côté d'une femme, introduis toi dans la conversation, sans faire compliment, recommence trois ou quatre fois le manège. Si le courant passe, tu la raccompage chez elle et avant quinze jours, la première fois que tu l'invites en gondole, tu lui mets les mains dessus… Ridicules sont mes scrupules d'homme du Nord".
Lors d'un bal, un ami était en train de parler avec une femme superbe, voluptueuse. Par discrétion toute parisienne, Stendhal se tenait à l'écart. Un peu plus tard l'ami lui en fait reproche, disant qu'il était sur le point de le présenter à la voluptueuse. "C'est partout pareil, malgré mon amour pour la solitude, en un an, je connaîtrai tout Venise, c'est à dire une centaine de femmes parmi les plus belles. Mon bonheur consiste à demeurer solitaire au beau milieu d'une grande ville et de passer chaque soirée avec une amante. Venise satisfait pleinement ces conditions."
Stendhal apprend la capitulation de Paris et de Napoléon. "Tout est perdu, même l'honneur" dit-il. Pour se consoler, après avoir lu au café Florian les derniers malheurs de la France, il va faire un tour en gondole. "Je vois clairement que Venise est un séjour qui me convient".
La gondole glisse légère sur l'eau verte et ambrée, les palais se reflètent dans le Grand Canal, la lumière du soir est miraculeuse. "Ah Venise! Que j'abhorre Bonaparte de t'avoir sacrifiée à l'Autriche".
La visite au palais des Doges, ce matin fut décevante, la salle du Grand Conseil réduite à une bibliothèque, le Paradis de Tintoret, un sujet anti pictural, pire que les batailles. L'unique chose admirable est le triomphe de Venise de Véronèse.
De retour à la maison meublée qu'il avait loué 32 francs par mois, située Salizzada San Paternian, à San Luca, il repense à la femme d'hier soir, une prostituée, dont il s'était senti le devoir, en tant que voyageur, de faire l'expérience : expérience médiocre.
Stendhal ne fut pas homme célèbre à son époque. Il avait seulement la réputation d'un homme du monde à la conversation brillante. Une trentaine d'années, ce qui n'était pas pour déplaire à Marina Benzon. Il fut admis au salon, il y fut accueilli avec chaleur et courtoisie. On fit un peu de musique. On lui présenta Lamberti et Rangone.On lui demanda des nouvelles de France. Il opposa un froid silence. Puis dit qu'il avait décidé de s'installer en Italie, à Milan, c'était décidé. De littérature, on parla un peu. On lui demanda, selon lui quels étaient les douze plus grands auteurs français. Vivants ? Non, disons, de tous les temps. Sans aucun doute, les trois premiers : Montaigne, Molière, Montesquieu, puis venaient Rousseau, Corneille, Racine, La Fontaine et enfin Voltaire. Mais pourquoi Voltaire en dernier ? le philosophe, l'illuminé. "Madame, parce qu'en Voltaire, on sent trop le rusé courtisan"; Mais vous n'en n'avez cité que huit. Quels sont les quatre derniers ? "Madame Benzon, c'est plus difficile. Qui ajouter ? Diderot ? Pascal ? Buffon ? Boileau ? La Bruyère ? Fénelon ? Bayle"; -"Ca suffit, vous avez dépassé la douzaine. Mais Châteaubriand ?"; -"Madame, je ne l'aime pas beaucoup. Je chercherai à m'expliquer. Chateaubriand ne saurait dire : deux et deux font quatre. Oté un, reste trois. Quand l'opinion lui offre des vérités toutes prêtes, lui les revêtit d'une couleur et d'une force admirables. La grandeur, Madame, est souvent diminuée par l'affectation".
La conversation prenait un ton sérieux. Heureusement, Pietro Buratti, le grand poète satirique arriva et lui fut présenté. Il lut huit de ses poèmes, récita à la demande générale des vers très salés et l'atmosphère s'en trouva allégée. Des éclats de rire éclatèrent au milieu des petits groupes. Marina passait avec une grâce rondelette (elle venait de passer la cinquantaine), prodiguant ses clignements d'yeux fantaisistes, ses mots d'esprit (c'était encore une femme pleine de charme, reconnût Stendhal imaginant que dix ans plus tôt elle devait bouleverser les âmes fragiles et humilier les pleins de morgue. Buratti récita encore des vers. L'écrivain français souriait et riait, se faisait traduire quelque "mot" particulier, quelque expression dialectale. Il comprenait, il applaudissait. "Vous êtes un poète exquis. Vos facéties sont délicieuses".
Passées les premières réticences, effacée la discrétion générée par la présence du nouvel invté, le dialogue se fit plus libre, enrichi de propos à double sens bien remarqués, égayé par des formules toujours plus explicites. Stendhal finit par se souvenir qu'une de ses vieilles connaissances, Madame Lavenelle, dame aux mœurs libertines avait fini par le dégouter avec son langage sans préjugé. Mais, en italien, au contraire, cette conversation lui plaisait beaucoup et il se divertissait beaucoup au palais Benzon.
Cette année, 1815, resta importante parce que fut rétabli l'usage des titres de noblesse et les patriciens furent autorisés à demander à l'empereur, la "confirmation" de leur titre, en achetant le titre de comte de l'Empereur d'Autriche (il suffisait de verser une coquette somme d'argent), ou le titre de prince (mais là, la somme était considérable et seulement deux familles acquirent le titre : les Giovanelli et les Erizzo)
Piero Benzon devint comte, Marina comtesse. Les écrits précisaient : " Sa Majesté accorde à la branche Benzon la confirmation du titre de comte"

BYRON, VENISE ET MARINA
Le 11 novembre 1816, George Gordon Byron, âgé de vingt ans et déjà célèbre débarque à Venise. Une légende entoure déjà l'homme et le poète. Sa vie et son œuvre s'entremêlent, donnant naissance à l'un des plus grands mythes du romantisme. C'était un dandy. Il était en théorie et en pratique le prêtre de la transgression sexuelle. C'était un prophète et un démon. Il se mangeait les ongles, modeste vice accessoire cultivé depuis l'enfance. Avec une mélancolie innée et un sentiment de prédestination, il alimentait lui-même son propre mythe.
" Je ne réussis jamais à faire comprendre aux gens que la poésie est le résultat d'un état d'excitation passionnelle, et qu'il n'existe pas une vie entière de passion, comme il ne pourrait exister un tremblement de terre perpétuel ".
Byron avait abandonné pour toujours l'Angleterre où il s'était attiré les blâmes de beaucoup, pour différentes raisons, la principale étant sa relation avec sa demi-sœur Augusta, fille du premier lit du père du poète, relation entamée avant le mariage de celle-ci avec le colonel Leigh, et ayant ensuite donnée naissance à une fille (Augusta nia toujours, même sur la Bible). A peine marié depuis un an, Byron se sépare de sa femme et part pour l'Italie, pour Venise, la cité des contradictions : grandeur et décadence, tyrannie et liberté, beauté et ruine. Il écrit à un de ses amis : " Je n'ai pas pris, comme tu le dis, l'Adriatique pour épouse, mais si l'Adriatique voulait se donner à moi comme épouse, je serai bien heureux de l'épouser elle, plutôt que cette femme ".
Le premier de ses ennuis, en arrivant, est celui de trouver un appartement correct. Il loue un petit palais proche de San Moise à un marchand d'étoffes, un certain Segati. Le second est celui de se trouver une amante. Il la trouve rapidement et toute proche : c'est Marianna, l'avenante, la jeune et l'accessible épouse de Segati. Vingt deux ans, des grands yeux noirs, les traits réguliers et droits : elle lui semblait une antilope. " Je suis tombé amoureux dès la première semaine de madame Segati et j'ai continué parce qu'elle est très belle, amusante ; elle parle le vénitien, ce qui m'amuse beaucoup ; parce qu'elle est ingénue ; parce que je peux la voir et faire l'amour avec elle à toute heure, ce qui convient à mon tempérament ".
A sa demi-sœur Augusta, il donne ses premières impressions vénitiennes : " Une des plus attractives est la place Saint Marc et puis il y a les conversations, les bêtises les plus diverses et beaucoup d'histoires scandaleuses. Pour être sincère, tant qu'une dame a un seul amant, il n'y a rien de scandaleux, la chose est parfaitement régulière. Quelques unes en ont deux, trois, quatre, jusqu'à vingt et au delà de ce nombre, on ne compte plus ".
On imagine comment est accueilli dans les salons le très célèbre poète, l'homme du monde ensorcelant, le lord anglais riche et extravagant. La première à en obtenir la présence et l'assiduité est Isabella Albrizzi, avec laquelle il avait eu l'occasion d'aller dîner puis d'aller à la Fenice, " le plus beau théâtre que j'ai jamais vu " le 26 décembre, premier jour du carnaval.
Cependant la comtesse Albrizzi ne conserva pas longtemps ses faveurs car elle avait fait représenté le poète sur un de ses médaillons intitulés " portraits ". Byron informé par un ami commun, le comte Rizzo en fut contrarié. Il envoya une lettre au jeune fils de la comtesse : " Je n'ai jamais vu ce profil de mon caractère et je crois que, comme j'en ai informé votre mère, je ne la verra jamais plus "
Ce qui lui déplaisait était de ne pas avoir été prévenu, et de se trouver mêler à des personnes qu'il ne connaissait pas, ou pire, qu'il n'estimait pas. Il lui déplaisait aussi de savoir que dans ce portrait, on insistait sur sa malformation congénitale des pieds qui l'obligeait à porter des chaussures spéciales, ne pouvant dissimuler toutefois une boiterie. " Je vous serai très obligé de demander à votre mère la comtesse de bien vouloir jeter aux flammes ce portrait ".
Il ne fut pas brûlé et Lord Byron fut accueilli avec son style brillant dans le salon de la comtesse Querini Benzon, où l'on trouvait plus de gaieté , plus de malice et la promesse de relations plus savoureuses, même si fréquenté par des personnes de petite classe. " L'éducation des femmes y est excellente, leur dialecte et leurs façons me plaisent beaucoup. Leur ingénuité m'attire et le romantisme de cette ville exerce sur moi un charme puissant. En somme, le bon sang ne se trouve plus aujourd'hui chez les dames de l'aristocratie, mais sous les mouchoirs des femmes du peuple ".
Il admirait ces femmes robustes. Il les appelait ses " amours populaires ".
Shelley, que Byron avait rencontré à Venise écrivait à un de leurs amis communs, Thoma Peacock : " les femmes italiennes sont sans doute celles qui sont les plus méprisables au monde, les plus ignorantes, les plus bigotes, les plus sales. Des comtesses, il émane une telle odeur d'ail qu'aucun anglais ne se risquerait à les approcher. Eh, bien, cela n'empêche pas Byron d'avoir des rapports familiers avec l'espèce la plus basse de ces femmes, femmes que ses gondoliers ramassent dans les rues. Il est à parier que pères et mères traitent avec lui du prix de leurs filles, chose fréquente en Italie. Il est bien triste de voir un gentilhomme anglais encourager un vice aussi pervers ".
Cette tendance au grossier, à l'ordinaire se manifesta un jour, évidemment sous forme d'une femme. Il avait loué pour l'été la villa Foscarini à Mira, y avait amené près de lui la belle Segati (le mari laissait faire). Parcourant à cheval les bords de la Brenta avec un groupe de paysans, il avait remarqué deux filles splendides. Sans hésiter un instant, Byron demande à la plus exubérante : "Comment t'appelles tu ? " - " Margherita ". Byron laissa alors tomber du haut de son cheval la proposition d'un rendez-vous. Nullement intimidée, elle répondit : " Bien sur que je suis prête à faire l'amour, puisque je suis mariée et que toutes les femmes mariées le font, mais je vous avertis que mon mari (en italien : fornaio), qui est boulanger, est jaloux et féroce comme un turc ". Byron la surnomma la Fornarina, lui donna une belle somme et en devint amoureux. Il allait la trouver la nuit, tandis que la mari travaillait. Les commères du pays allèrent raconter à Marianna Segati qu'elles entendaient hennir le cheval de Byron près de la maison de Margherita. Furieuse, celle-ci affronta sa rivale en l'insultant. Quand elle affronta la question avec Lord Byron, Marianna comprit qu'elle avait perdu la partie.
Byron avait déménagé dans l'un des deux palais Mocenigo sur le Grand Canal, juste en face du traghetto de San Toma et non loin du palais Benzon.
Au palais Mocenigo, son extravagante passion pour les animaux réunit deux bouledogues, quelques singes, des oiseaux aux plumages de toutes les couleurs, un renard et un loup en cage. Il avait quatorze domestiques. Un soir, il trouva la Fornarina sur les marches du palais, décidée à ne plus retourner à Mira. Il la fit s'installer en princesse dans le palais dont elle devint la véritable patronne. Il lui apprit à lire pour pouvoir intercepter les billets qui lui était adresser. Elle tenait d'une main ferme les commandes de la maison. Tous les domestiques la craignaient, y compris le gondolier aux allures de géant. Elle était amoureuse et jalouse et quand Byron rentrait au palais, ses yeux s'animaient d'une joie féroce. Lui en était inquiet. Il confiait ses inquiétudes et ses plaisirs à Marina Querini à qui il était lié par une franche amitié. Elle savait intervenir pour recoller les morceaux des colères qui pouvaient éclater au palais Mocenigo.
A John Murray, son éditeur et ami, qui voulait connaître l'histoire de la Fornarina, Byron écrivit une longue lettre : "Elle est grande, obscure, typiquement vénitienne, de splendides yeux noirs ; à vingt deux ans, n'ayant jamais eu d'enfant, elle n'a subi aucun outrage du temps…Un soir de Carnaval, à un grand bal public, il lui arriva d'arracher du visage le masque de madame Contarini, une noble dame à la conduite irréprochable, qui avait eu pour seul tort de s'appuyer sur mon bras. Vous imaginez le tumulte qui s'en suivit…Si parfois elle m'énervait, elle finissait toujours par me faire rire par quelque pitrerie ou autre moyen de persuasion qu'elle utilisait d'instinct avec toute l'habileté du sexe féminin. La signora Benzon l'a pris elle aussi sous son aile protectrice…Elle passait continuellement d'un extrême à l'autre, de crises de rire à des crises de larmes. Quand elle était en colère, elle avait le tempérament de Médée et la force d'une amazone. C'était un animal magnifique, indomptable ".
Mais le règne de la Fornarina commençait à décliner. Sa tyrannie, sa jalousie finirent pousser Byron à la convaincre de rentrer à Mira. Elle réagit par des menaces de coups de couteau.
Quand finalement , elle parut persuadée, elle s'embarqua sur la gondole que Byron avait faite préparer mais peu après son départ, se jeta dans le canal. Sans doute pas avec l'intention de se tuer. Mais cette femme avait vraiment le diable au corps.
C'était une créature d'exception. Personne ne pouvait réussir à l'humilier. Un jour, Byron excédé par une de ses habituelles brimades la traita de " vache ". -" Votre vache, son excellence " lui répondit-elle.
Enfin elle retourna retrouver son boulanger.
Byron continua à fréquenter la conversation de Marina pendant tout son séjour à Venise. Il finit, comme Lamberti et les autres, par l'appeler Nina. " Et moi, milord, comment vous appellerai-je : Zorzi (diminutif de Goerges)? " lui dit-elle affectueuse et souriante. " Comme votre voix chante, comtesse ", répondit Byron, " le diable n'a pas dans son carquois une seule flèche qui blesse le cœur comme votre douce voix ".
Byron confirma que l'eau représentait un des motifs les plus importants de résider à Venise. Un de ses plaisirs était celui de faire de longues nages nocturnes, en utilisant un seul bras, parce que de l'autre, il devait tenir une lanterne pour signaler sa présence aux gondoles, qui autrement l'auraient heurté. Le discours tourna ensuite sur la traversée des Dardanelles effectuée par le poète quelque temps auparavant. Mengaldo s'exclama " Si vous avez traversé les Dardanelles, rejoindre Venise du Lido n'est pour vous certainement pas une entreprise surhumaine ". Le défi était lancé. Il ajouta : " Du Lido à Saint-Marc et tout le Grand Canal ".
Le trajet fixé, il ne restait plus qu'à choisir la date. Aux deux compétiteurs se joignirent le consul Hoppner et son secrétaire Alexander Scott. Ils partirent à 16 heures, le 18 juin 1818 de Santa Maria Margherita au Lido, suivis par une escorte de gondoles. A l'entrée du Grand Canal, Hoppner avait déjà abandonné depuis un quart d'heure. Mengaldo renonça et sortit de l'eau au Rialto. Scott s'avoua vaincu quelques centaines de mètres plus loin à San Felice. Byron arriva jusqu'à Santa Chiara. Fabuleux défi (plus de quatre heures de nage) qui resserra les liens entre les quatre participants.
Malgré son âge, Nina, Marina, la comtesse Benzon, la Benzona, la Querini était encore une des dames les plus effervescentes de Venise. L'esprit ne faiblissait pas, mais la toilette devenait de plus en plus laborieuse (pâte pour les cheveux, crème pour le visage, pour atténuer les rides…)
Venise, 6 avril 1819, Byron annonce par courrier à son ami Hobhouse qui vient finalement de tomber gravement amoureux : " Je suis tombé amoureux d'un petite comtesse de Ravenne. Elle a dix neuf ans et mariée à un comte de soixante ans. Je l'ai vue la première fois chez les Albrizzi, puis revue chez les Benzon…Elle veut que j'aille à Ravenne " Et de fait ce fut le grand amour pour lequel il renia Venise. Il suivit à Ravenne Teresa Guiccioli, fille à la poitrine généreuse, aux cheveux tizianesques. " Elle vient de sortir du couvent. Elle est charmante, mais elle manque de tact. Elle répond à haute voix quand on lui susurre à l'oreille. Ce soir, elle a scandalisé au palais Benzon en m'appelant tout haut " mon Byron ". Il ne me plairait pas d'être tenu en laisse mais je suis amoureux et je suis fatigué de ces amours occasionnelles. L'occasion se présente de m'installer pour la vie ".
Ce fut le vrai grand amour de Byron. Une fille en or. " Je suis resté fidèle à ma relation avec la comtesse Guiccioli ", écrira-t-il de Ravenne, quelques mois plus tard, "et je peux t'assurer qu'il ne m'en a pas coûté un seul centime, même si, étant données les conditions de sa famille, il n'y a pas grand mérite à cela. Une seule fois, je lui ai fait cadeau d'une broche de diamants, et elle me l'a renvoyée avec une mèche de ses cheveux (ou mieux : d'autres poils dont je ne spécifierai pas la nature - il s'agit d'une coutume typiquement italienne) et note bien que depuis six mois, je n'ai pas vu une seule putain, me limitant à mes stricts devoirs d'adultère ".
Il partit pour Ravenne, sur un carrosse qu'il avait fait aménager sur le modèle de celui de Napoléon, avec un lit confortable, une bibliothèque modeste mais suffisante pour le voyage, un coffre-fort pour l'argenterie. A peu de distance, suivait un autre carrosse pour les serviteurs, les singes, les chiens, les pies…
De Ravenne, il écrit à son ami Alexander Scott à Venise, le 24 juillet 1819 : " …toute mon affection à la Benzon, tous mes vœux et mes remerciements à toutes mes connaissances, y compris l'Albrizzi. Quant à l'admiration des vénitiens pour moi, tu veux sans doute plaisanter ; je n'ai jamais chercher à la conquérir, même si je n'ai jamais fait de mal à personne. Ne te préoccupe pas de tenir secrètes mes intentions d'éloigner pour toujours".

PIERO BENZON
On n'utilisait plus les perruques. Elles étaient tombées l'une après l'autre glissant des têtes plus ou moins pleines de poux. Piero, le mari de Marina (si jamais il l'avait été) avait précocement vieilli et n'avait jamais porté de perruques, la nostalgie de cette mode perdue lui vint au fur et à mesure que ses cheveux devenaient de plus en plus rares, lui laissant à la fin seulement une impalpable pelure sur le crâne une couronne plus fourni à la partie postérieure du cou mais plus d'un côté que de l'autre, et un ridicule toupet sur le front.
Depuis des années on ne le voyait plus dans les salons, parce que peu à l'aise dans l'art de converser, s'intéressant peu aux modes littéraires, peut-être encore moins aux plaisirs musicaux
Pauvre homme ! Comment pouvait-il être à son aise et mettre les autres à leur aise sans un brin de présence et d'intérêt. De plus, maintenant ses dettes augmentaient chaque jour un peu plus comme les maux de l'âge. Il ne lui restait plus que le seul plaisir de pincer les fesses des servantes dans la cuisine ("Mais monsieur mon maître que faites vous ?", disaient elles en riant) et peut être goûter à quelques recettes anciennes, selon des plaisirs grossiers, avec lesquels sa femme l'avait un peu consolé -toute chose relative - en compensation des rameaux, des cornes, des antennes dont elle l'avait gratifié.
Il ne lui restait plus en cet hiver 1819 qu'à sauver son âme. Marina récita plus d'un rosaire. Il dit à son fils qui l'observait, un peu faible lui aussi, et qui ne montrait guère d'intérêt pour la vie : "Un à la fois, la mort ne prend pas tous d'un coup" Et ainsi Piero Benzon traversa pour la dernière fois le canal en position horizontale. Vettore qui avait trouvé dans la fréquentation de Byron une des dernières consolations de la vie imita son père trois ans plus tard et Marina pleura de chaudes larmes pieuses. En sanglotant, elle dit "Il est vrai que les veaux vont à l'abattoir plus jeunes que les vaches".

LA GONDOLETA EN ALLEMAND
Un après midi d'automne, pendant qu'avec deux domestiques qui avaient grandi avec elle, elle était en train d'arranger les rideaux du salon pour une réception qui s'annonçait solennelle, elle reçut un billet de Tonin Lamberti qui lui annonçait une surprise agréable et bizarre pour ce soir même, que le clavecin était accordé, qu'on boirait de la liqueur et une robuste malvoisie. Marina répondit par le même préposé "Mon cher Anton Maria - l'appeler par son double nom était déjà une annonce inquiétante- ce soir, je ne pourrai découvrir votre bizarrerie musicale parce que j'ai trop à préparer pour la fête que vous savez. De plus, ces empêchements ne sont pas la seule raison. Je n'ai aucun goût pour le clavecin et le violon. Je vous attend, cher Tonin, demain soir à ma fête et si vous pouvez venir avec la malvoisie, nous vous en serons bien gré- La vôtre depuis toujours et pour toujours, Nina".
Le soir suivant, laissons ici l'énumération des invités, des illuminations, des bavardages, des bougies posées devant sont portrait et celui de sa mère, faits par les mains de Longhi (il y a combien d'années ?) des toilettes des dames, de la vaisselle, de la grande table préparée. Le soir donc Lamberti présenta au beau monde vénitien l'érudit Friedrich Rückert, poète, homme de lettres et d'art spécialisé dans l'art d'Orient, une "grande belle intelligence mise au service de tous"; Une jeune fille l'accompagnait, elle ne parlait pas un mot d'italien, à première vue elle paraissait sotte, privée de saveur, mais qui près du clavecin s'en tirait bien, avec une vois agile et caressante, mélodieuse qui chantait la Gondoletta les paroles ayant été traduites par Rückert. Marina soutenait de ses mains l'écroulement inexorable de son corps. Elle était assise sur un fauteuil bas installé sur la petite terrasse du salon - son lieu de toujours pour cultiver la mélancolie. Son regard jouait à voir paraître et disparaître les barques à travers les colonnes de la balustrade. Elle réfléchissait à l'écoulement du temps. Jusqu'à soixante ans, on chante, ensuite, on ne chante plus.

MARINA EPOUSE RANGONE
Les proverbes lui étaient sortis de la mémoire, mais aujourd'hui, les plus anciens ressurgissaient dans sa mémoire, ceux que lui avaient appris sa mère à Corfou, dans cette maison blanche. Les malheurs de l'homme sont deux : mourir jeune ou devenir vieux. La jeunesse est une maladie qui passe un peu chaque jour. Et comment était-ce ce dicton sur le mariage…? Elle aurait du se décider à dire oui à Rangone, qui avait tant insisté depuis la mort de Piero.
Une dévotion tellement totale la consolait. Mais se remarier…Et puis on aurait dire : voilà la dernière folie de Marina. Que pouvaient lui faire les médisances ? un ennui tout au plus.
Les années, je les porte bien. Les hommes, je sais encore comment les dompter. Je sais jusqu'où je peux demander et sais quelle chose concéder sans avoir à dévoiler mon âge, que maintenant je dois dissimuler. Il est préférable de connaître ses propres limites. Ce jeune hier, peut être qu'il ne se moquait pas de moi…Mais si… Se remarier…Rangone. Il a ses idées fixes. Qui sait pourquoi il aime les congrégations secrètes. Avant les francs maçons qu'il fréquente aujourd'hui, quel est le nom de cette autre congrégation.. Ah! La carboneria. Il y a eu des procès en ville, mais personne ne nous a trop surveillé. Elle sourit, se leva avec un sourire et répondit au salut d'un gondolier "Savez-vous que Canova est mort?" -"Oh Dieu Canova, le sculpteur ?" - "Oui, Madame, Antonio Canova" - "Oh Seigneur Dieu, Canova" dit-elle en regardant ses mains qui n'étaient plus aussi fuselées qu'il y a cinquante ans. Il avait juste mon âge, pensa-t-elle.
La date du mariage étant fixée, Tonin Lamberti laissa échapper un soupir léger, à peine un souffle et esquissa un sourire.
Les années courent, volent, se précipitent, s'évaporent se perdent. Les dates, les noms restent dans la mémoire, les visages des amis partis pour toujours. Giustin Renier Michiel en 32, Byron en 24. Goethe, ce grand poète allemand qui n'avait jamais voulu venir dans le salon de Marina en 32 aussi et les Querini de la branche de San Leonardo, celle de Marina, s'en étaient allés les uns après les autres sans laisser un seul héritier male, pour que le nom de famille puisse survivre encore quelques lustres
Le poète Lamberti, peu de temps après le mariage de Marina avec Beppo, n'arriva plus à soutenir les dépenses qu'entraînait la vie vénitienne en société et dut se résoudre à prendre un travail. Il partit pour Belluno, terre de ses aïeux où il s'adapta à faire l'employé auprès du tribunal
Il n'y resta pas longtemps. Alors qu'il relisait la traduction en vénitien des poésies siciliennes de Meli, le 28 septembre 1832, il s'en alla du côté où brillent les étoiles. Marina pleura et pria.

CHATEAUBRIAND CHEZ MARINA
Ce fut une des plus belles réceptions vénitiennes de l'année et une de ses dernières. Marina ne pouvait manquer l'occasion. Elle appela tous les arts, toutes les magies au service de son visage et elle parut miraculeusement refleurie. Chateaubriand, le diplomate, le ministre de France, l'écrivain archi célèbre, l'ambassadeur parisien à Rome, le grand voyageur accepta l'invitation.
Quand on annonça dans la salle Monsieur le vicomte François-René de Chateaubriand, un voile de silence tomba. Des murmures, des susurrements, des raclements de gorge flottèrent, qui signifiaient curiosité et furent un hommage au narcissisme démesuré de l'invité. A vrai dire c'était un homme plutôt disgracieux, mais il avait au moins tenté de sourire
L'enchanteur ?
Oui certainement, dit un des dignes invités, il suffit qu'il ouvre la bouche et soudain il vous charme.
Il a tout d'une grenouille dit à voix basse une dame.
Justement il est bossu sans bosse, ajouta une autre irrespectueuse faisant écho à la comtesse Loeven, femme de l'ambassadeur du tsar à Londres .
Chateaubriand se souviendrait du salon de Marina dans ses Mémoires d'outre-tombe.
"Ayant passé une soirée chez Madame Albrizzi, je ne pouvais éviter une autre soirée chez la comtesse Benzon. A dix heures, je descendis de gondole comme un mort porté à Saint Christophe. Madame Benzon a mérité sa réputation de beauté ; ses mains ont servi de modèle à Canova. C'est l'héroine de la Biondina in Gondoletta. Elle m'a fait asseoir à côté d'elle sur un sofa. Puis sont arrivées les dames. Une multitude d'hommes se pressait debout. Celui qui me connaît sait si je peux être à mon aise, exposé comme le Saint sacrement au milieu de tous ces regards qui me fixaient. Je n'ai rien d'une divinité , je n'ai pas droit à l'adoration et je n'aime pas l'encens.. je suppliai Madame Benzone malgré tout le plaisir que j'avais à être à ses côtés de me permettre de céder la place que j'occupai mal à quelque dame : elle ne l'a pas voulu. Elle est allée me chercher deux ou trois brillants hommes. Ils ont eu la bonté de venir échanger quelques mots avec ma glorieuse condition de prisonnier sur des coussins de soie comme un forçat sur son siège.
Un homme que j'avais entrevu chez Madame Albrizzi m'a dit " Ah nous ne nous laisserons plus embrouiller par ce que vous écrivez sur vous même. Vous jouez au vieux!"
"Seigneur, ai-je répondu, vous me traitez mal. Il faut être vieux à Venise pour mériter la gloire. De vos cent vingt doges , plus de cinquante sont devenus illustres à l'âge où les autres hommes perdent leur renommée : Dandolo aveugle, avait quatre vingt cinq ans quand il conquit Constantinople. Zeno quatre vingt quand il libéra Chypre . Titizn et Sansovino sont morts presque centenaires dans la pleine force de leur talent. En m'accusant de jeunesse vous critiquez mes œuvres"
Le café fut apporté. J'en pris pour me donner contenance. Madame Benzon me complimenta pour mes habitudes vénitiennes et elle repartit à la recherche de partenaires féminines pour moi. Entre temps, j'étais resté seul au milieu de ma disgrâce ottomane, enchanté et tremblant sous le regard d'une dame noire aux yeux de serpent demi endormi. Elle semblait m'entraîner. Je crois qu'il existe des femmes magnétiques qui vous attirent. Une blonde se leva légère, faisant le bruit que peut faire une fleur. Elle avança et posa vers moi son visage d'une fraîcheur éblouissante. Elle n'était que curiosité et mystère. On aurait dit une rose courbée sous le poids de son parfum et de ses secrets.
Madame Benzon est revenue Elle s'est retournée vers diverses beautés du salon, les a invitées à s'asseoir près de l'étranger. Toutes ont répondu : nous n'osons pas. Si elles avaient su que j'étais plus terrorisé qu'elles, elles auraient osé.
"Vous vous défendez inutilement, me dit ma charmante hôte ; nous vous forcerons à aimer une vénitienne. Nous voulons l'emporter sur vos belles romaines;
"C'est vrai, qui ne tombe pas amoureux dans votre maison" répondis-je (Byron y avait rencontré Madame Guiccioli)
"Quand à mes belles romaines, comme il vous plait de les appeler, je ne suis qu'un ambassadeur déchu. Il est certainement plus facile d'être séduit par vos fascinantes compatriotes ; mais j'ai passé l'âge de la séduction; On doit faire seulement des serments, quand on est en mesure de les tenir"
La dame noire était attentive à notre conversation. La dame rose écoutait avec ses yeux".

LE POETE PIETRO BURATTI
Le poète Pietro Buratti était ce qu'il est convenu d'appeler un drôle de type. Il fréquentait des bandes peu recommandables. Cependant, c'était un bon père de famille, attentif et affectueux. Il n'avait jamais imaginé se donner de la peine pour l'entreprise paternelle, ni même collaborer au moins un peu à celle-ci. Sa confortable rente lui suffisait. Pour le reste, son exubérante passion, pour ne pas dire son vice, c'était la satire. Ses vers écrits en dialecte vénitien étaient vifs, mordants, obscènes, immédiats, un tantinet négligés ; il aurait eu intérêt à user de la lime et plus encore des ciseaux. Sa facilité à écrire des vers n'avait d'égale que sa recherche des amours faciles. Le salon de Marina lui convenait parfaitement ; il aurait pu en être l'initiateur. C'est là qu'il faisait la première lecture de ses sonnets, là qu'il faisait distribuer les copies manuscrites de ses poèmes les plus caustiques, les plus licencieux et c'est là qu'on pouvait entendre la musique qu'avait mise sur ses vers Perucchini. Il ne supportait ni la malhonnêteté, ni la contrainte, et comme il ne savait pas tenir sa langue, il finit deux fois par aller goûter le bouillon des prisons vénitiennes : la première fois pour s'en être pris, excusez du peu, à Bonaparte, et la deuxième fois, encore une bagatelle, à l'empereur François II.
Un beau jour de 1816, Buratti alors âgé de plus de quarante ans, épousa sa gouvernante.
Il avait un vieil et cher ami (méfie-toi de tes amis), Nicola Streffi, grec de Corfou et par conséquent assidu habitué de la maison Albrizzi, et plus souvent encore de la maison Benzon, qui dédia aux nouveaux époux un chant nuptial, diffusé dans toute la ville, pimenté de bassesses et d'horribles plaisanteries. Pietro Buratti fit semblant d'encaisser, mais comme disent les romains, il ne lui pardonna jamais. L'occasion de la vengeance se présenta quelques années plus tard, avec la mariage de l'ami grec, toujours fauché avec une riche veuve anglaise venue à Venise à la recherche de distractions. Il en naquit un poème intitulé "Vie miraculeuse et mariage de Nicoleto Streffi, attrape tout". En une centaine de quatrains, avec une méchanceté amusée et une langue de vipère, tout y passait : amis, ennemis, hommes, femmes, lie aristocratique, habitués du café Florian, parmi lesquels on reconnaissait le poète grec. Comme dans une espèce de lanterne magique, il passait en revue les plus connues figures de Venise. Dans son introduction, il écrivait : "Je suis déjà allé deux fois en prison pour des histoires qui ne valaient rien. Si je dois y aller une troisième fois, que ce soit au moins pour quelque chose : je vais dépecer tout ce qui tombe entre mes griffes".
Et les promesses furent tenues. Il fut féroce. Il n'épargna personne, pas même Isabella Albrizzi, coupable comme Streffi d'être grecque et de le recevoir dans son salon en compagnie de Pindemonte et d'autres beaux esprits, toujours prompte à de basses adulations.


Elle porte aux nues ce grec
Et avec l'oreille toujours attentive aux mensonges
Elle porte dans son cœur
Cette vieille sympathie grecque


Il ne négligea pas non plus Marina Querini, lui dédiant, à elle, à sa famille et à son salon quelques quatre-vingt quatrains, quelques uns aimables et généreux, d'autres atrocement vénéneux, perfides, allant jusqu'à l'accuser d'inceste. Nombreuses sont les flèches lancées à son chevalier servant, Beppo Rangone et à sa passion pour la musique. La caricature du pauvre Benzon et de ses cornes est elle aussi féroce. Il ajoute à la pauvre Marina quelques années alors qu'elle porte déjà avec peine les siennes. Il exagère quand il décrit les personnages du salon et l'avarice qui y règne. On est pris d'embarras et on ne sait plus quelle face faire quand il aborde le thème de l'inceste. On est prêt à dire avec le père Cristoforo : " A ce point !", ne sachant s'il s'adresse à Buratti ou à notre amie Marina entraînant avec elle son frère, et le fruit de cette abominable relation présumée.
Enfin, le poète lit "secrètement" ses vers à une quarantaine de personnes invitées à se taire mais toutes empressées à trahir le secret. La moitié de Venise commente, déplore, l'autre moitié applaudit et rit.
Ayant reçu la bénédiction, grâce à ses vers et ses moqueries caustiques, des salons Albrizzi et du noble Tomà Soranzo, Buratti entre dans le salon où cette vieille folle Marina accueille des gens de toute sorte (comme dans une auberge), passion partagée par son Beppo.


Avoir des gens de toute sorte
Dans son brillant cercle
Est la passion prédominante
De cette vieille folle

C'est aussi la passion
De son chevalier servant
Très Saint parmi les Maçons
Qui a trouvé le pays de Cocagne

"Les Libres Maçons faisaient pour lui de la fausse monnaie", peut-on lire dans une note, "c'était d'autres temps pour notre Vénérable Loge". Jusque là aucune méchanceté, aucune délation à l'égard de son fidèle serviteur qui était un des chefs de la Maçonnerie vénitienne.
La perfidie de la poésie réside dans son dernier vers, dans le mot "Cocagne". Le poète explique que Rangone a su concilier l'amour et l'intérêt en s'installant jour et nuit, pour manger et dormir dans le palais dans la Dame. Pendant 20 ans, il assume le rôle de presque mari légitime et ne voit chez elle que de la chair fraîche là où il y a des petits boudins, des coussinets de graisse que Marina portait sur les hanches, les cuisses et les fesses.
Il attribue à Marina des diminutifs chaleureux : putina, bimbetta, piccolina, toutes paroles qu'on pourrait traduire par mignonette.

Voilà presque vingt ans
(dans la réalité, cela ne les fait pas tout à fait)
Que ce réputé saltimbanque
Lui sert de faux mari

Voilà vingt ans qu'ils se rencontrent
Et que celui pour laquelle il a perdu son âme
Prend encore pour de la chair fraîche
Les bourrelets de graisse de la Dame

Voilà vingt ans que sans épouvante,
Il la baptise "putina" (petite poupée)
Pour donner plus de relief
A son nom, celui de Nina.

Il nous serait agréable de conserver en mémoire l'image de Marina, jeune, rayonnante de beauté, femme superbe très vive et résolue à défendre chacun de ses droits et chacune de ses libertés. Joyeuse, belle, fière, spirituelle, agressive. Et, au contraire, vers les années 1882, son portrait est celui que nous laisse l'impitoyable Buratti : Marina à la peau flasque, flétrie, tombante qui cependant continue à se déhancher et a recours à des artifices, comme ceux d'orner sa coiffe de rubans et de fausses boucles blondes ; Marina qui répand sa bave en même temps que ses grâces et s'obstine à courtiser de jeunes garçons, les évaluant sur le poids de leurs virils attributs. Elle écorche les mots, fait ses confidences à tous, fait des folies et feint d'y croire. Mais elle sait bien elle même que toute cette gaieté est maniérée.

Nina, joyeuse et insouciante,
Ses peaux flasques tirées,
Va rebondissant et bien que grand-mère
Donne toujours des petits coups de cul

Nina a soixante ans, usant de ruses,
Elle est toujours féconde en bons mots
Elle orne sa coiffe de rubans
Et de boucles blondes

Nina au milieu de tous
Répand ses grâces, répand sa bave
Et recherche parmi les jeunes hommes
Qui a le meilleur outil dans le pantalon

Nina règne sur les mots
Elle les écorche de manière folle
"Bondi(*) Bepi, Bondi Momi"
Voilà ce qu'elle vous dit de sa voix caressante

(*) Bondi = bonjour

Nina fait ses confidences
Telle une femme indigne
A toute l'auberge
Où elle a pris résidence

Le portrait est complété par une note qui résume la vie galante de "cette femme classique" qui mériterait, dit notre bon Buratti, un poème à part. "A sa première apparition sur la scène du monde, Marina sauta à pieds joints par dessus cette barrière qui sépare la pudeur du libertinage, adoptant comme système de vie le vice, inséparable de sa nature". Sachant ce que nous savons, comment ne pas être d'accord avec ce jugement ?
Si nous voulons en savoir plus encore, le poète s'empressera de nous informer avec qui et comment Marina se divertissait : " Il n'y a pas de malandrin ou d'aventurier qui n'ait eu avec elle son quart d'heure de bonheur et cela sans attente, à la première demande car son principe" était de ne refuser personne. Sa générosité n'était cependant pas limitée à cette sphère et Buratti ajoute qu'à Venise nombreux étaient ceux qui bénéficiaient de sa bienveillance."Je suis vraiment heureuse quand je peux user un peu de mon influence pour que mes semblables en tirent quelque avantage" disait-elle.
Le salon Benzon, fréquenté par un parterre de gens tous inconnus de nous et tous dotés de défauts comiques, nous apparaît complètement irréel dans la description de Buratti : murs blancs nus, sans un seul tableau, était le soir envahi de fumée noire émise par une lampe à huile, sans tapis au sol. Le salon est un lieu rempli
d'arabesques, œuvres artistiques, des crachats émis par les poussifs.
Oui, vous avez bien compris. Les arabesques artistiques que l'on peut admirer sur les murs ne sont rien d'autres que les crachats des invités, ou ceux de Marina elle même, aujourd'hui dame souvent tourmentée par une toux tuberculeuse.
Un grand nettoyage des coussins, un ménage approfondi jusque dans les angles, une ré-exposition des tableaux, des ornements, des doublures, des nœuds précédaient des soirées très spéciales. Un tel affairement laissait présager l'apparition d'un personnage important, une célébrité, qui sait un prince. En fait, il ne s'agissait que de soirées musicales : les instruments s'accordaient avec zèle, les archets caressaient les cordes et finalement se déchaînait la passion musicale : Beppo Rangone en était le protagoniste, auteur de quelques morceaux pour un quatuor. Toujours selon Pietro Buratti, on assistait à un concert absolument minable.
Les auditeurs dorment, Marina applaudit et le vieux Rangone est satisfait


L'assemblée qui entend les braillements
De l'âne et du chien
Essaie de réprimer ses bâillements
D'un geste de la main

Ayant réglé son compte au chevalier servant, Buratti donne maintenant une caricature du mari légitime. Qui se souvient encore du pauvre Piero Benzon ? Personne ne se soucie de lui, ni les invités qui, par bandes, franchissent le portail du palais, qui jusqu'à preuve du contraire, continue à porter son nom, ni Buratti qui dans l'histoire ne lui donne qu'un rôle tout à fait secondaire.


Quelqu'un me glisse à l'oreille :
Vous qui savez tout si facilement,
Répondez moi, notre vieille Nina
A-t-elle toujours un Ménélas en maison ?


Quelle chose extravagante de ne jamais le voir dans la maison, tel Ménélas, roi de Sparte trahi par sa femme Hélène.
Finalement, la tenace perfidie de Pietro Buratti cède devant le "bon cœur" de Marina. C'est une femme dont on ne peut résister à la générosité. Elle est prête à donner son esprit, son cœur et son corps. Sa vie s'est déroulée entre minuscules faits et fabuleux événements. Combien d'amours brisés, supportés, consumés ? Combien d'occasions perdues ? Reine de Venise jusqu'à hier, aimée, courtisée, scintillante, aujourd'hui c'est un crépuscule gris qu'aucun artifice n'arrive à contenir. Dans la maison de Marina, on respire la liberté, débarrassée de toutes les contraintes habituelles chez les patriciens.

 


LA MORT DE MARINA
Après cette longue marche à travers les inquiétudes du monde et ses propres inquiétudes, les dernières gouttes d'huile brûlaient dans la lampe de Marina. La flamme, autrefois étincelante, était aujourd'hui si vacillante qu'un seul souffle l'aurait facilement éteinte. Marina avait engraissé ces dernières années. Quatre vingt ans ! ce n'était pas rien. Qui l'aurait dit, pensait-elle, regardant en arrière les ravages de la vie. Elle n'avait jamais renoncé à soigner son visage et s'habillait toujours avec soin, mais la structure de son corps avait définitivement cédé. Quand elle passait, c'était de plus en plus rare, dans les ruelles qui conduisent à l'église de San Beneto, où quand elle se risquait à faire un tour en gondole, elle, une des dames les plus connues de Venise, on l'appelait le matelas décousu. Ah disait-elle, celui qui ne veut devenir vieux doit se tuer alors qu'il est encore jeune. "Comment allez-vous comtesse ?", lui demandait-on. "Je ne tiens plus qu'à un clou" répondait-elle. "La belle fleur n'est plus que du foin". Désormais, la voie était tracée.
Le choléra sévicait dans Venise et dans les campagnes, la fameuse épidémie de choléra de 1835.
Elle pensait : "Cette fois, je n'y échapperai pas".
François d'Autriche était mort, lui dit-on. "L'empereur ?"
"Je n'ai jamais compris si c'était François I ou François II. Parfois je l'appelais comme ci, d'autres fois comme ça.
"Je vous explique, si vous avez un peu de patience"
"Oh maintenant, cela n'a plus d'importance"
Elle parlait de plus en plus par proverbes.
Il arrivait qu'on l'entende soupirée, étendue sur son vieux fauteuil, décousu comme elle. Elle répétait souvent cette parole : désormais. Et elle dit "désormais" quand on l'informa qu'un autre de ses cousins s'était allé demander l'hospitalité de Saint Pierre
Le sentiment religieux qui l'avait accompagné toute sa vie depuis sa naissance, l'avait aidé à surmonter ses excès et les mauvais tours de beaucoup. Il se revigorait en ces jours qu'elle sentait être les derniers. Elle percevait autour d'elle, les heures, les instants qui étaient en train de se dissoudre.
La saison des couleurs voilées, des mystères, des ombres, des ambiguïtés, des secrètes inquiétudes et de la licence effrénée était définitivement perdue.
Marina se traînait péniblement, dans le même état que sa cité. Comme elle, Venise était dévastée par différents maux diffus. Ses membres étaient inertes, endoloris. Sur le même chemin désastreux allaient la cité réduite en esclavage et la dame qui en avait fait résonner d'allégresse les rii les campi et les calli.
L'idole des hommes, l'objet de vénération des amants fidèles, le symbole de la volupté effrénée était là, étendue sur son lit, attendant la dernière rencontre.
Elle meurt le 1er mars 1839. Il devra lui être beaucoup pardonné car elle aura beaucoup aimé, même si hors de toute mesure.
Sa mort passa presque inaperçue. Le sujet du jour n'était pas le passage dans l'au-delà d'une belle femme mais celui du pont ferroviaire que l'on commençait à construire et qui allait priver Venise de sa prérogative d'île pure.

THEOPHILE GAUTIER ET LA BINDINA IN GONDOLETA
Vers le milieu du 19ème siècle, arriva à Venise un célèbre poète et romancier français, Théophile Gautier. Avec quelques amis, il loua un soir une gondole équipée d'un chanteur, Girolamo.
"Girolamo était un malandrin bronzé par le soleil, le vent sec de la mer et les nombreuses libations qu'il se permettait pour maintenir l'agilité de son organe vocal…Il avait le chant salé disait-il, et était obligé de boire beaucoup. Chaque strophe lui faisait l'effet que fait une tranche de jambon, le caviar, les œufs d'esturgeon comme à un chanteur rabelaisien.
Quand nous fûmes au large, dans le vaste canal de la Giudecca, qui ressemble à un bras de mer, presque à la hauteur de l'église des Gesuati, après s'être lubrifié les bronches avec un verre bien ras, il se mit chanter d'une voix rauque, profonde, gutturale mais qui portait loin sur les eaux, à la manière des chanteurs tyroliens, la Biondina in Gondoleta. La barcarolle est délicieuse. Rossini dans sa leçon de chant du Barber de Séville y fait référence. On peut la considérer comme le modèle même de la barcarolle. Les autres ne sont que des variations autour de son thème. Il serait difficile, pour ne pas dire impossible de traduire dans une autre langue toutes les délicatesses et les délicieux diminutifs du dialecte vénitien. Il s'agit d'une promenade amoureuse sur l'eau.
Une gracieuse blonde, dit la chanson, est montée en gondole et la pauvrette s'est endormie de plaisir dans les bras de son ami, qui tente de la réveiller. Mais chaque fois, le bercement de la barque la rendort. La lune est à moitié cachée par les nuages. La lagune est calme, le vent souffle à peine. Une légère brise met le désordre dans ses cheveux, et soulève le voile qui lui couvre le sein. Contemplant les formes parfaites, le beau visage lisse, le sein enchanteur, l'amoureux se sent dans son cœur une agitation, une folie, une espèce de bonheur qu'il ne sait comment exprimer. D'abord il respecte et supporte ce beau sommeil mais l'amour le tente et le pousse à la déranger. Doucement, doucement, il se laisse glisser à côté de la blonde jeuen fille sur le fond de la barque. Mais qui pourrait trouver le repos ayant à côté de lui le feu ? Ala fin, ennuyé de ce sommeil trop prolongé, il fait l'insolent et n'a pas à s'en repentir. Il s'écrit : quelles belles choses avons-nous faites ? Jamais, je n'aurai à m'en repentir.
Nous avons commis l'erreur de faire monter le chanteur dans la même barque que nous, au lieu de le mettre dans une barque un peu distante et de l'écouter, parce que cette musique s'apprécie mieux de loin que de près? Mais plus poètes que musiciens, nous voulions avant tout écouter les vers."